Dimanche, on tourne... les pages 14(20)

Publié le par Monique MERABET

Dimanche, on tourne... les pages 14(20)

MÉTISSE, ET ALORS ?

(Patricia GRANGE)

J’ai voulu commencer cette rubrique par un poème de mon cru. Comment parler de ce recueil de Patricia GRANGE, sinon en poésie… me disais-je.

Et puis mes mots de métisse réunionnaise, calqués sur ses mots à elle, n’auraient offert qu’un pâle doublon de ces poèmes ardents et fiers que nous offre la poète au « visage caramel ». Et puis ses mots suffisent à exprimer ce que je ressens. Je me contenterai donc de recopier cette jolie dédicace, un poème à lui tout seul qui m’adoube :

Sœur en poésie

Sœur en métissage

Sœur en tissage de mots

Sœur en tissage d’humanité

Merci Patricia de m’englober dans ton univers métis.

Et je me sens à l’aise dans ce monde entre-deux, dans ces cultures éclatées, multiples et fondues en l’unité d’une culture singulière. Chaque poème du recueil dit ces entrelacements de pigments, de chants et de danses, de paysages aussi

Entre le café des forêts du continent noir

Et le lait vierge des montagnes occidentales

Une citation, glanée au hasard de ce si beau texte « Nid d’ici Née d’ailleurs » qui dit si bien son cheminement de gènes. Mais il faudrait tout citer de ces chants allègres d’un métissage réussi :

la joie d’être ce corps

Héritière des déesses grecques

Descendante de la Vénus noire

la joie de toutes ces hérédités mêlées dont elle ne renie rien, ni d’être « fruit de l’amour et de la vie », ni les chemins de douleur et d’asservissement qu’ont dû emprunter la trâlée des ancêtres.

J’ai marché sur

La Route des Esclaves

……………………..

Mais pas de haine

Mais plus de chaînes

J’ai invoqué leurs âmes…

Merveilleuse résilience. L’âme métisse est généreuse par essence. Elle ne peut se résoudre au rejet d’une de ses composantes, elle ne peut qu’être réunion, réconciliation, camaïeu où se fondent les différences. Même si…

Il y a des mondes qui se battent dans mes veines

Il y a des guerres qui éclatent dans mon sang

Et mon pauvre cœur manque un battement.

Et qui n’a pas vécu sur terre, cet écartèlement ? Qui peut se targuer de n’être pas issu de peuples un jour ennemis… pour des raisons de géographie ou de religion, au gré d’un déraillement de l’Histoire. Voilà qui remet les « différences » à leur juste place, dans un métissage élargi, dépassant un simple mélange de pigmentation.

Mon visage est caramel

Il n’appartient pas à un monde

Il appartient au monde

Je refuse d’être Noire et je ne suis pas Blanche

Je suis au confluent des traditions des Hommes

Je suis le carrefour de l’harmonie des peuples

Je n’ai pas de culture Je suis toutes les cultures

Comment dire mieux que l’identité métisse trouve son plein accomplissement dans l’osmose des traditions, des croyances, dans la reconnaissance de la même humanité en chacun.

Oui, le métis a sa « propre couleur », sublimant les aprioris et les différenciations. Combien je ressens tout cela, moi qui ai le privilège de naître et de vivre sur une île au peuplement métissé ! Comme je revendique cette profession de foi de Patricia GRANGE !

Nous sommes tous des êtres métis

Á fleur de sang et à cœur d’âme

Ou encore :

Une seule chose au monde qui compte :

Entendre un cœur qui bat

Ces derniers vers sont extraits de « Poème pour tam-tam » où nous avons envie de suivre le rythme (doum doum doum doum doum doum) initié par l’auteure, comme dans d’autres textes à scander, à taper dans ses mains, à danser… sur la musique de ses vers, sur la sonorité des mots mêlés, langues d’Afrique ou langue de Garonne. Par exemple, comment résister à l’envoûtement que crée ce vocable qui résonne au plus intime de nous-mêmes :

Ajnabeeya, je te fais mien, mot étrange, ajnabeeya

Ajnabeeya, l’étrangère… Et voici que se dessine pour moi un autre chemin de réflexion sur ce métissage qui peut être vécu par certains comme étrangeté, comme marque d’exclusion. Sur mon île métissée par la force de l’histoire, descendants de colonisateurs blancs et descendants d’esclaves ont dû apprendre à vivre ensemble, côte à côte dans le champ clos d’un petit copeau de terre ; ils ont réussi à se forger un culture « toutes couleurs », que peut revendiquer tout réunionnais.

Mais ceux qui vivent, ailleurs, continent blanc, continent noir où ils ne sont qu’une minorité, à peine tolérée, restent-ils à jamais soumis à l’écartèlement quotidien entre l’ici et le mythique ailleurs où ils ne peuvent plus accéder ? Ceux qui connaissent le désespoir de l’acculturation, comment le ressentent-ils leur métissage ?

Le recueil de Patricia GRANGE leur ouvre une perspective d’universalité bien réconfortante tout au long de ses poèmes avec, en point final, ce bel hommage à Edouard Glissant et cette citation

« Il n’est pas besoin d’intégration, pas plus que de ségrégation, pour vivre ensemble dans le monde et manger tous les mangers du monde dans un pays. »

Belle pensée pour alimenter (et sûrement pas, clore) la réflexion qu’ont ouverte ces textes riches et puissants de « Métisse et alors ? »

Poèmes à méditer dans le silence d’un questionnement intime, poèmes à lire à haute voix, poèmes à dire… Il est à signaler que cette œuvre poétique fait l’objet d’une « lecture théâtralisée, créée et interprétée par Patricia Grange (poète) et Sylvanie Tendron (artiste vidéaste sourde) au sein du Duo Silence ».

Pour en savoir plus : http://www.papillonsdemots.fr

(Monique MERABET, 17 Août 2014)

Publié dans LIRE

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M
Mille mercis à toi Monique pour cette note de lecture qui me touche énormément !
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M
C'est toi qu'il faut remercier, Patricia pour nous avoir fait ce joli cadeau de tes poèmes venus de l'intérieur...