Carrelage mendiant

Publié le par Monique MERABET

Carrelage mendiant

CARRELAGE MENDIANT

Le bleu parfait de ce matin sans une once de nuages – combien pèse un nuage ? – et le silence.

Fleur gélifiée

fondue au grès de l’allée

œuvre irrégulière

Bleue aussi, cette fleur de thunbergia, tombée cette nuit ; elle en respire encore la fraîcheur perlée. Fragment de vie qui se confond avec la mosaïque de carreaux formant l’opus incertum du chemin reliant la maison à la ruelle. Œuvre irrégulière, allée de coins qui intègre les éclats des petits carreaux de grès dont on recouvrait les sols en ce temps-là.

Les années soixante ? Je me souviens de la construction de la nouvelle maison au Piton : en dur, remplaçant la vieille case en bois. C’était vraiment du solide, durable. On utilisait encore de vrais moellons de rivière pour les murs porteurs et le béton était dense ; pas comme certains murs de l’ancienne maison bâtie à chaux et à sucre pour pallier la pénurie de ciment pendant la guerre.

Et puis ces petits carreaux (10X10) solides eux aussi, gris bleuté ou vert ou rose… assemblés en un tapis-mendiant coloré, le motif étant parfois élaboré (artistiquement ?) par la maîtresse de maison sur le quadrillage d’un cahier d’écolier. Les artisans d’antan, spécialistes en rien, spécialistes en tout, travaillaient avec patience, s’appliquant à les poser bien droits, bien jointoyés ces petits carreaux si nombreux à remplir la surface d’une chambre ou d’un salon. Petit problème : sachant que la chambre des filles fait 4 mètres sur 3 mètres, quel est le nombre de carreaux (roses) de 10 centimètres de côtés nécessaires pour la carreler ?

Une tâche délicate que les maçons devenus artistes s’appliquaient à accomplir dans la journée pour une surface unie et lisse. Et pour que les carreaux adhèrent bien à la chape de béton frais, ils tapaient dessus à l’aide d’une massette… je me souviens, enfant d’avoir été fascinée par cet assemblage minutieux et j’allais souvent regarder l’avancée du travail, en me faisant la plus petite possible car, bien sûr, il ne fallait pas déconcentrer le poseur d couleurs. Il arrivait que quelques carreaux se fendent et éclatent en polygones irréguliers, aux côtés parfois incurvés lorsqu’il fallait les enlever du carrelage amorcé. Mis au rebut…

Cela prenait un temps fou : lenteur du travail bien fait. Payé à la tâche, bien entendu…

Et la touche finale au chantier : ces allées de carreaux cassés. Il y en a une à la maison de la rue d’Après ; comme il y en avait une à la maison familiale du Piton. Et ma mère, encore jeune, un arrosoir à la main, soignant les fleurs du jardin de devant. Parterres où poussaient pêle-mêle chrysanthèmes, lys, pétunias, phlox et anémones… quelques rosiers, quelques planches de salade ou de carottes aussi pour le repas du dimanche : la laitue craquante qu’on rajoutait directement au bord de l’assiette riz-grains-cari de poulet.

Saveurs d’enfance que me ramènent ces puzzles pour souvenirs. Coins de carreaux, coins de tissu, la même philosophie économe, l’art d’accommoder les restes. Et mon écriture, en coins elle aussi, pour ne rien laisser passer de l’instant.

L’ombre du benjoin

engloutit la cafetière

8 h en Juin

(Monique MERABET, 9 Juin 2015)

Publié dans haïbun 15

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S
J'aime, beaucoup, l'idée de l'écriture en coins. Me plaisent tes assemblages cousus de mots émotions.
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M
Merci Monique. L'écriture en coins... voilà un mode d'écriture bien féminine. Non?
L
Un beau récit pour une fleur tombée. J'aime comme une sensation t'emmène vers une autre et une autre encore et comment tu rassembles tout à la fin. Ils sont émouvants ces souvenirs de petite fille.
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M
Merci Lily! Cela me fait vraiment plaisir que ma composition te plaise.
D
Belle ambiance aux couleurs d'antan, Monique !
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M
Merci Danièle.<br /> Je n'ai toujours pas la clé pour commenter sur ton blog. Mais qu'est-ce que j'aime ton haïku sur l'homme au chapeau!