Weekend avec un piton
WEEKEND AVEC UN PITON
À Monique, Florence, François… et les autres,
Réveil à 6 h. J’ai cru entendre le bobre de Florence et j’y crois encore même s’il s’agissait de l’alarme du réveille-matin dans la chambre voisin : elle l’avait annoncé la veille et in promess sé in promèss !
Petite pluie sur Hell-Bourg et le Piton d’Anchaing est encore tout mallolé de brume, comme mes yeux et mes jambes qui s’efforcent de me convaincre de participer au cours de qi-gong. Charitablement, refermons paupières closes sur ma non performance…
Dimanche matin dans le cirque de Salazie. Soudain un châle de soleil illumine… le Piton des Neiges !
Heureux les vivants qui ont vu cela !
Heureux les morts qui reposent au cimetière paysager que nous (re)visitons après le petit-déjeuner.
Joyaux des tombes fleuries enchâssées en leur écrin de montagnes. Paysage fascinant lorsque le soleil s’invite dans la moindre trouée de bleu ; les nuages voilent et dévoilent, cachent et révèlent, kashiète ? Alala…
Les nuages polissons s’amusent de peu comme la petite Enora, 2 ans mais qui ne veut pas avoir 3 ans et fait la raisonneuse du haut de son bagou de fillette délurée : elle ne résiste pas à un « Coucou me voilà ! » d’un jeu de son âge avec la complicité de l’adulte qu’elle a élue nounou de la journée.
Devant un tableau où sont dessinées des barques occupées par des silhouettes et symbolisant le peuplement de l’île et les générations qui se sont succédées, elle s’écrie : « Pourquoi elle a peint trois skate-boards ? »
À chaque âge le marqueur de son époque…
Les marques de notre Histoire réunionnaise ont, elles, été au centre de cet apéro-lectures sur la terrasse, vue imprenable sur le Piton. Et les discussions se sont prolongées pendant le repas après ces instants magiques où les voix se mêlent aux accents du bobre ou du roulèr ou du murmure de l’eau toujours présente en ce pays de cascades. Magie de ce crépuscule gris, bleu, rose couronnant le Piton majestueux de la douceur du couchant.
Subjuguée par l’atmosphère de l’instant, j’ai quand même gardé un œil sur ce filao belliqueux, sans doute transmigration d’une sorcière vindicative poussée là, au bout de son balai de branches. Elle semble vociférer : d’inaudibles invectives — sans doute à l’encontre des intrus venus troubler sa sérénité —, ou d’inavouables confidences, de térébrantes plaintes, peut-être in mové zame prompte à jeter maléfices.
Mais ce n’est là que rêverie de poète impressionnée par la magie de l’endroit. Les voix, elles, n’ont rien de sacrilèges ; les mots disent notre réunionnité, et se fondent avec le roulèr ou le c bobre aux enluminures métisses, dans la bienveillance des monts environnants, des ombres des marrons qui y ont trouvé refuge et nous l’ont transmis. Nous sommes chez nous, en notre pays intérieur. Nos cirques n’ont-ils pas forme d’utérus ?
Toute l’assistance vibre et résonne aux accents du maloya, aux phrases fortes et essentielles émanant des ouvrages de Monique Séverin : La peine de l’eau, La bâtard du Rhin, Némésis et autres humeurs noires ou encore Opus incertum… Ces mots qui disent, affirment, questionnent notre vérité de Réunionnais, de Femme, de filles et fils d’Héva (Ah ! le nom de l’hôtel « Les jardins d’Héva » si bien donné face à ce piton tutélaire !)
Quelle que soit la nuance de notre peau — juste un dosage de mélanine — nous portons tous cette hérédité bâtarde (comme le souligne Monique Séverin) où se sont mêlés, amayé inextricablement, les pays, les cultures, les conditions sociales, descendants d’esclave et maître tout ensemble.
Des mots sans concession, sans édulcorant pour dire la réalité et, cependant porteurs de tant d’espérances, d’aspirations à vivre le meilleur.
Emberlificotés dans les rets de cette Histoire heurtée, compliquée, controversée, nou lé la ! Nou lé ankor la ! Vivre ensemble, Réunion gagnante pour tout le monde !
Mes propos ne sont aucunement caution ou reniement béat de la réalité d’aujourd’hui, pas plus qu’ils ne s’inscrivent dans l’oubli, la « cancélisation » de ce qui gêne. Notre société est toujours empêtrée de racismes, d’exclusions, de menaces d’autres perversités de nos cheminements humains.
Mais à lire, méditer, les mots vrais de l’écrivaine qui sait aller au plus profond, sans jamais se crasher dans le catastrophisme, la violence étalée à l’écriture voyeuriste de trop d’auteurs contemporains, mon kèr la klérsi, mon kèr lé klèr kanminmsa… Ses mots sont là pour qu’on puisse y puiser courage, à l’instar de ses personnages de fanm dobout, fanm sèt po capables d’affronter les koudkongn.
Paroles alé di partou, à ressemer… comme ces graines et boutures prélevées à la surabondance des lopins fleuris des tombes.
Bouquet de pervenches
ramenées du cimetière
Na poin mové zame
C’est Francine qui le dit et, au sujet des âmes mauvaises, elle nous en a conté un rayon, la conteuse qui nous a régalés — si on peut dire — de cette citrouille malfondé que Ti-Zan cueillit dans la kour Grandiab.
Enchantement vécu, partagé tout au long de ce weekend. Je terminerai quand même par ma puérile déception de ne pas avoir aperçu le coquelicot que Monique Séverin a semé au coin d’une tombe (dans La bâtarde du Rhin). Dame ! Pour ma mémoire enfantine, tout ce qui est écrit est promesse.
« Ce n’est pas la saison », rappelle ma voisine pragmatique, peut-être dans un but consolateur. Ah ! J’oubliais que le coquelicot est flèr dèor… qui persiste à fleurir en plein hiver de juillet, réminiscence de son été l’ot koté la mér chevillé à ses gènes.
Et nous, Réunionnais, pétris de tant de différences, toujours écartelés entre deux hémisphères, quand oserons-nous trouver saison à notre convenance pour nous épanouir ?
(Monique Merabet, 16 janvier 2023)
LES HAÏKUS DU 15 JANVIER
(pêle-mêle)
1
Cirque des Salazes
chacun de ses sentiers bute
sur verte montagne
2
Rose bleu et gris
se disputent sa couronne
Piton au couchant
3
Tombe abandonnée
entre les myosotis
un christ argenté
4
Kashiète ? Alala !
Près du bungalow l’oiseau
dans le callistemon
5
Les bambous du fond
que les gazouillis me semblent
plus aériens !
6
Tombes avec vue
sur les vastes montagnes
pour l’éternité
7
Sentier des Hauts
caresser l’herbe folle
où l’oiseau s’est posé
8
Poète en balade
de lichen ou de feuilles
tout semble écriture
l’une et l’autre indécodables
sauf par l’escargot peut-être
9
Atouma, larmes de la vierge
j’attends l’abeille entrée
au sein d’un calice
10
Agapanthe bleue
à nouveau espérer
photographier l’abeille
11
Pissenlit
au lieu de souffler
ma photo
12
Ferrures en V
sous le pont l’eau se sent-elle
prisonnière ?