Abeilles (2)
(dessin d'Anaïs)
SA REINE
(Isabel ASUNSOLO)
Après une lente et longue montée dans la caillasse qui roulait sous leurs chaussures, ils avaient atteint le sommet ensemble. Laissant derrière eux les feuillus, les châtaigniers sombres, les brumes du nord. Et c'était après l'effort, la récompense : le souffle tiède sur la crête, la lumière vive et l'étendue fauve de la plaine moissonnée. Leurs regards tournés vers le sud : le vertige de l'horizon sans fin. La meseta. Le plateau.
Le regard porte loin, à la différence du pays d'où ils viennent qui bute de rocher en rocher... L'air ne brûle pas mais on devine à son haleine que le soleil doit être harassant en bas, s'attaquant aux maisons blotties contre les quelques rares peupliers. Défiant le ciel pour qu'il pleuve, enfin.
Des troupeaux couleur torchis glissent accompagnés du point noir que l'on finit par repérer toujours : le chien de berger caracolant près de la silhouette, très droite, du berger.
On distingue une fortification couleur sable.
Le pays d'où ils viennent n'a pas besoin de remparts ! Les abrupts desfiladeros l'ont toujours protégé des envahisseurs. Castille la rêche, Castille la âpre, Castille au mille châteaux, elle, a connu tous les sièges et invasions. Appris à pactiser avec l'étranger. En se taisant, la plupart du temps.
Un souffle soudain, un courant d'air fait vibrer l'air entre le père et la fille. Et le bruit ! Une vibration sourde et puissante les cloue sur la crête. Ne surtout pas bouger. C'est fini. A peine deux secondes et l'essaim voyageur a franchi le point de passage obligé entre deux mondes. Frousse délicieuse et partagée. Moment suspendu. Pacte qui laisse dans le coeur un sceau de serpolet.
Elle étudiera l'agronomie. Elle deviendra dompteuse d'abeilles. Apprendra à apprivoiser les sauvages pour qu'elles deviennent travailleuses, fera tout pour les rendre heureuses. Mêlera l'effort physique au plaisir du miel amoureusement récolté à la main. Deviendra cigale et fourmi. Moins de labeur l'hiver, plus l'été. Travaillera comme un homme et comme une femme, transportant les lourdes ruches entre nord et sud, pour que les parfums se mélangent. Pour qu'elles voyagent. Fabriquant elle-même les cadres. Fera les marchés du samedi, sa production dans des pots décorés et calligraphiés de sa main... Tentera même le difficile porte-à-porte, vendant son précieux miel en vrac dans des grandes jarres en terre...
Elle retournera sur la crête entre nord et sud. Grimpera un peu moins vite, prendra le temps, le temps venant. Une fois là-haut, son regard embrassera non pas la mer bleue qu'il aimait mais celle des champs à perte de vue. Debout sur le fil de la crête, elle se déshabillera toute. Lentement.
Bras en croix, yeux fermés, nue elle attendra.
Sentant l'air très doux se faufiler entre ses jambes et dans ses aisselles elle pensera à lui, son seul amour.
En espérant qu'elles reviennent enfin, se poser. Partout, sauf les yeux. Poids considérable et à la fois léger. Couverture docile et multiple... Prête à s'envoler.
Et elle redeviendra en cet instant Sa reine.
Revêtue d'abeilles et de confiance.
isabel, 10 11 10