Abeilles (20)
(image Flickr)
VOLS D’ABEILLES
( Claude Guillon-Labetoulle)
Mira commençait à se faire sérieusement du souci. Ces derniers temps les abeilles qu’elle soignait au fond de son verger, à une centaine de mètres de sa maison semblaient donner des signes de nervosité. Parfois en dehors de toute atmosphère orageuse, elles sortaient de leurs ruches et se mettaient à bourdonner, à tournoyer en nuées menaçantes. Pourtant aucune d’elles ne l’avait jamais piquée et elle avait même l’impression qu’à son approche elles s’apaisaient d’un coup et retournaient à leurs activités habituelles. Elle soupçonnait un problème à l’intérieur de ses deux ruches et pour en avoir le cœur net elle se résigna à déranger ses amies.
L’inspection des hausses la laissa sans voix, anéantie. Il n’y avait plus de cadres à l’intérieur, rien qu’un espace vide et saccagé. Quelqu’un était venu piller tout le miel. Pourtant elle ne se souvenait pas d’avoir entendu son chien aboyer ces derniers jours, ni d’avoir perçu un bruit de moteur dans ce coin à l’écart du village. L’auteur du forfait ne devait donc pas être un parfait inconnu. Elle occupa sa journée à dresser l’inventaire de ceux qui lui rendaient visite plus ou moins occasionnellement mais ne parvint pas à déceler le moindre indice, à élaborer le moindre soupçon.
Le reste de la semaine fut consacré à la remise en état des ruches. D’abord les changer de place et les installer près de la maison, visibles depuis sa cuisine et la fenêtre de sa chambre. Puis réinstaller des cadres et même glisser une feuille isolante pour qu’elles ne souffrent pas du froid qui n’allait pas tarder à poindre. Leur mettre du sirop de sucre pour qu’elles ne meurent pas de faim.
Sa vie paisible reprit son cours et souvent en fin d’après-midi quand elle s’installait près de la tonnelle avec son livre et sa tasse de thé elle recevait leur visite. A sa petite fille intriguée par le manège des insectes elle expliqua que c’était peut-être leur façon de lui dire merci. Les abeilles avaient retrouvé leur logis et comme elle était souvent seule elles venaient lui tenir compagnie. Dommage qu’elle ne comprenne pas leur langage mais au fond qu’elles se contentent de lui effleurer la peau c’était suffisant. Parfois elles voletaient autour des pages.
« Tu crois qu’elles viennent lire avec toi ? »
L’idée fit sourire Mira et elle répondit juste : « Qui peut savoir ? »
Quelques mois plus tard cependant elle dut affronter une surprise de taille.
Elle reçut la visite d’un des habitants du village. Le personnage ne lui avait jamais inspiré la moindre sympathie et leurs relations se limitaient à « bonjour, bonsoir » échangés à la boulangerie du village. Quand elle le vit débarquer sans s’être annoncé elle se demanda ce qu’il venait faire là. Elle s abstint de l’inviter à entrer dans la maison et laconiquement lui proposa de partager son thé près de la tonnelle. Silencieuse elle attendait qu’il se décide à parler. Après quelques raclements de gorge il lança d’une voix mal assurée
« Vous n’avez plus vos ruches ?
-Si, si ! Pourquoi ?
-Ben !...En passant par le verger tout à l’heure je ne les ai pas vues ! »
Mira commençait à voir poindre une petite idée…quel besoin avait-il de passer par mon verger ? ce n’est pas du tout sur le chemin pour venir de chez lui ! qu’est-ce que ça peut lui faire si j’ai encore des ruches ? est-ce que je m’occupe de ce que font ses poules ?
Elle attendait la suite sans mot dire tout en caressant d’un doigt distrait les ailes de deux abeilles qui venaient juste de se poser sur son avant-bras. L’homme la regardait faire visiblement mal à l’aise. Quand quatre ou cinq autres butineuses atterrirent lourdement rejoignant les autres il devint franchement nerveux.
-Vous n’avez pas peur ? Ca pique ces choses-là !
-Oh non ! Elles me connaissent depuis longtemps et une abeille ne pique que si elle se sent vraiment en grand danger. Vous devez savoir qu’une abeille qui pique dit adieu à la vie !
Mira commençait à rigoler intérieurement. « Toi mon vieux ! t’as pas l’air d’avoir la conscience tranquille ! ». Les abeilles quittèrent le bras de Mira puis décrivirent à bonne distance un cercle autour de la tête du visiteur et disparurent. Abruptement il se leva de sa chaise, prit congé et fila sans avoir seulement abordé l’objet de sa visite. Mira le regarda s’éloigner, pensive. A la seconde où il franchissait le portillon du jardin elle entendit un bourdonnement furieux et vit un nuage noir et compact s’abattre sur lui. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il pouvait courir aussi vite. En un clin d’œil il avait disparu.
Les jours suivants elle s’attendait à recevoir un coup de téléphone ou une convocation de la gendarmerie ou un courrier d’huissier. L’homme était mauvais coucheur et il allait sûrement déposer une plainte. Mais non ! Rien ne vint.
Ce n’est que deux ou trois mois plus tard que la boulangère lui raconta qu’il avait déménagé un beau jour à la cloche de bois en laissant des impayés un peu partout dans le pays. Mira eut un petit sourire…Ses abeilles ne risquaient plus rien, elles allaient pouvoir retrouver leur verger.