LAMBREQUINS ET VIEUX BARDEAUX (22)
LE DESTIN D’ÉMILIE3
Je la revois, petite poupée de porcelaine rose auprès des deux babas chocolat de la nénène Agathe, es frères de lait, partageant le même ber, les mêmes tétées.
Je revois les trois enfants déambulant à quatre pattes à travers le dédale de mes pièces, titubant sur leurs frêles jambettes sous le regard attentionné et attendri d’Agathe.
Oh ! Je voudrais ne me souvenir que des jours heureux des rires et des jeux !
Je voudrais ne me rappeler qu’un trio de marmailles rieurs, frères et sœurs partageant à l’unisson les joies et les peines légères d’une enfance choyée.
Je voudrais aussi pouvoir gommer de ma mémoire la longue suite des jours amers qui ont suivi l’arrivée de Mathilde, une blonde fille aux yeux bleus, froide et arrogante, venue d’outre océan.
Il y eut encore une dernière fête, un bal où des centaines de souliers vernis marquèrent joyeusement la cadence sur le plancher du grand salon vidé de ses meubles, au rythme des violons d’un orchestre installé sous la varangue. Les cloisons bruissaient des compliments chuchotés, des rires étouffés, des aériennes conversations.
(Dessin Huguette PAYET)
Émilie, rayonnante, s’amusait follement avec Georges et Jasmine ses compagnons de toujours qu’elle avait invités.
Elle était toute innocence, toute confiance ; elle ne voyait pas l’air de dégoût que prenait Mathilde, la fiancée de son frère, lorsqu’elle croisait « les deux descendants d’esclaves », comme elle les désignait dédaigneusement.
Ce fut juste après cette soirée d’anniversaire que l’intolérance et la mesquinerie de Mathilde firent basculer la destinée d’Émilie en enfer. Elle venait d’avoir vingt ans.
Il y eut des cris, des disputes, des injures ; il y eut Émilie en larmes et Mathilde triomphante ; il y eut enfin le départ d’Agathe et de ses jumeaux, chassés de la petite case qu’ils habitaient au fond de la vaste cour près des magasins.
Il y eut surtout cette brouille injustifiée, cette rupture indélébile, séparant à jamais Émilie de sa vraie famille. Pour comble d’infortune, elle ne sut jamais où s’étaient réfugiés les trois êtres qu’elle chérissait le plus au monde.