VINGT DECEMBRE

Publié le par Monique MERABET


1848
 
Une année phare pour la Colonie de l'île BOURBON qui reprend son nom républicain de L'ÎLE DE LA REUNION
C'est le  27 Avril 1848 que le Gouvernement Provisoire de la jeune nouvelle République proclame l'acte d'Emancipation par lequel l'esclavage est interdit sur tout territoire de la République Française.

A la Réunion, c'est la date du 20 Décembre 1848 qui a été retenue comme signe fort de cette abolition. Ce jour-là, le Commisaire Général de la République, Sarda Garriga, s'adresse aux "travailleurs"

Mes amis,
Les décrets de la République sont exécutés. Vous êtes libres. Tous égaux devant la loi vous n'avez autour de vous que des frères...


Il y a 161 ans de cela... Seulement 161 ans... qu'un peu de lumière est venue effacer la honte de tant de siècles esclavagistes.
Pour moi, c'est une date "sacrée", prélude à d'autres espoirs. A quand l'abolition de la guerre?

Sou l-pié flanboiyan
lo bann tanbour vin-désanm
mon kër volanlèr
(Monique MERABET)


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(image Monique) 

 

Pour ce 20 Décembre 2009, je vous propose ce texte magnifique de Huguette PAYET.
Il a été primé au Concours Sud-Océane Festival marin 2009

Celui qui sait écouter le vent

 

 

 

Il s'appelait Mahéno ce qui signifiait dans sa langue ''Celui qui sait écouter le vent''...

Il était jeune et beau, Mahéno, de plus il était sain.

Des muscles en fuseau, fermes et élastiques dans un fourreau d'ébène luisant de sueur qui se teintait d'un rose nacré à l'intérieur des paumes, des plantes des pieds, des doigts aux ongles bombés...

Un cou puissant de buffle qui accentuait encore la noblesse du port de tête, parée d'une chevelure très courte, crépue....

Des yeux en forme d'amandes dont l'iris fauve tranchait sur le blanc à peine safrané des globes, des yeux brillants de vie, qui laissaient filtrer une grande bonté, doublée à cette heure d'un désarroi sans bornes...

_ ''Quel âge?'', s'enquit l'acheteur d'hommes, tout en soulevant sans pudeur le pan de rabane qui recouvrait le bas du ventre du jeune Apollon noir.

_''A peine seize années!'', lança le riche marchand qui d'un geste brutal écarta soudain les lèvres de Mahéno pour montrer à l'acheteur au regard inquisiteur, l'ivoire d'une denture parfaite et  des gencives régulièrement découpées. Mahéno l'entendit qui marmonnait dans le dialecte de leur pays, comme pour mieux enfoncer le clou:

_ ''Un beau spécimen comme toi, dans la plénitude de ses cinq sens ne court pas la savane et ça devrait rapporter gros!''

Le rire sonore du frère renégat déchira l'espace. Il lacéra en profondeur le cœur de Mahéno: un petit sac de cuir bien tendu venait de sonner au même instant au creux de la main du marchand.

L'affaire était conclue... Comme les zébus, les éléphants ou les chevaux des box à l'entour, qui piétinaient depuis le matin leurs excréments dans une atmosphère remplie d'odeurs pestilentielles, lui, Mahéno, le fils valeureux de ses ancêtres venait d'être vendu avec ses cinq sens tout neufs et rentables, certes, mais aussi avec quelque chose qui ne se voyait pas: une âme, une belle âme de griot qu'on lui avait transmise.

Pendant qu'il suivait le troupeau des pauvres diables enchaînés comme lui, sous la houlette menaçante de l'homme blanc coiffé d'un casque colonial, Mahéno écoutait en silence chanter au plus profond de lui sa petite source secrète aux notes de cristal. La douce mélopée disait:

 

Quand te reverrai-je, ô ma mère,

Toi qui m'as donné la vie?

Quand reverrai-je ta tombe, ô mon père,

Toi qui m'as tant appris?...

Et toi, mon pays, pour te revoir, je prie.

 

Serrant de toutes ses forces sur son torse nu la demi-calebasse vernissée dont était fait son bobre,      le seul bien qu'on lui avait permis d'emporter, Mahéno à chacun de ses pas traînait ses lourdes chaînes en direction du négrier en partance pour l'Île Bourbon.

Il ne pouvait s'empêcher de penser à ce ̏ là-bas˝, par delà l'immense Océan Indien, où l'attendaient champs de café et de cannes à sucre d'un Maître dont il serait, hélas à la merci. Quel destin allait-il lui réserver, ce dieu blanc tout -puissant, auquel il lui faudrait obéir coûte que coûte, s'il voulait rester en vie?

 

Il manquait déjà bon nombre de têtes au grand bestiaire humain parqué dans la cale du négrier quand on le débarqua sur la terre de Bourbon, au carrefour des routes de la traite ...

Habitué à la terre ferme des savanes poudreuses et au dos indolent des bêtes de chez lui, Mahéno avait senti plus d'une fois son âme prête à s'échapper de son enveloppe de chair, sous les assauts répétés de l'océan tumultueux, particulièrement déchaîné à la pointe sud de l'Afrique, au large du Cap de bonne Espérance, là où l' Océan Atlantique rencontre l' Océan Indien.

C'était d'ailleurs à cet endroit que plusieurs gros ̏ flocs˝ dans l'eau avaient attiré son attention avant qu'il ne vît à travers un interstice de la cale flotter autour de la coque du vieux bâtiment d'immenses pétales couleur lie de vin…

Et il avait alors tout compris. L'heure était venue des derniers adieux à ceux qui, trop affaiblis n'avaient pas survécu au voyage et qu'on venait de donner en pâture aux requins affamés.

Que les dieux reçoivent leurs âmes. Mahéno priait tout bas, le corps agité de légers tremblements involontaires, à l'idée de devoir finir ainsi ses jours, sans sépulture, sans toute la tendresse qui accompagne dans sa culture ceux qui vont mourir. Puis ce fut l’adieu à son bobre, une part précieuse de lui-même, qui lors du dernier tangage avait été piétiné sans qu’il n’ait pu y faire quoique ce fût. L’instrument bien aimé lui venait de son grand-père qui en avait sculpté la hampe dans une branche souple de camphrier. Il l’avait offert à son fils, le père de Mahéno, qui tout récemment avant de mourir le lui avait offert à son tour.

Le cœur en berne, Mahéno profita d’une corvée à effectuer sur le pont pour faire offrande  de  ce symbole de musique et de poésie à ceux qui venaient de mourir.

_̏Que la richesse de ton symbole réconforte les âmes de ceux qui nous ont quittés. Sois pour eux  le lien qui les rattache pour toujours à leur terre natale, à leurs ancêtres !˝, prononça t-il secrètement de tout son cœur entre ses coups de balai accélérés par l’émotion et ses clins d’œil en coin en direction de l’Océan.

La calebasse dansa longtemps sur les flots…

Un air mélancolique du pays de Mahéno plana longtemps au-dessus des vagues…

      Malgré toute cette peine, malgré les croûtes douloureuses des piqûres, des morsures, malgré les nombreuses traces d’infections auxquelles s’étaient mêlées des écailles de sel au fil des jours, malgré la vermine, les puces et les rats, ses fidèles mais indésirables compagnons de voyage, il était en vie- ô miracle- il était encore en vie…

-̏Terre à babord !˝Une voix rauque et embrumée qui semblait venir du mât du perroquet tomba soudain sur le bateau comme une pluie bienfaisante sur le mil. Avait-il bien entendu le mot ̏terre˝ ? Le cœur de Mahéno emplit la cale entière de ses battements de joie.

Une fois sur le pont avec tous les autres, il reçut l’offrande du ciel  sur sa peau nue et sur ses lèvres craquelées : le baiser chaud et doux à la fois de l’Alizé, comme une promesse de jours meilleurs, comme une promesse d’amour. Un baiser à l’odeur des mangues mûres dont c’était la saison sur l’île et qui le fit aussitôt saliver puis frissonner. Quelque chose de connu, enfin. Quelque chose de chez lui…

  Admiratif, son regard balaya alors le paysage inondé de lumière de l’île, depuis le battant de ses lames de jade jusqu’aux sommets violines de ses montagnes émergeant du coton ouaté des nuages. Soudain, juste au-dessus de sa tête, trois paille -en- queue piailleurs percèrent l’azur, se disputant un poisson fraîchement pêché.

Fête des sens. Harmonie du corps et de l’âme. Douceur du lait sur sa peau après l’ardeur du brasier. Que c’était bon…

 

Mais ce fut court, très court, trop court. Un sac de riz sur les épaules, il descendait du mieux qu’il pouvait la passerelle de planches et de cordes, tendue entre le bateau et le débarcadère du port quand une planche disjointe sur laquelle il posait le pied bascula soudain. Malheur … Malheur infini…

Mahéno tomba de tout son long, visage contre planches, pendant que le sac de jute, crevé à l’une de ses pointes, répandait sa précieuse manne dans les flots en contrebas.

Les lanières du chabouk qui claquent, encore… et encore… et encore : le commandeur de service déverse sa hargne et sa haine sur le dos de ce fichu fauteur de trouble, de ce blanc-bec de nègre qui retire le pain de la bouche des Blancs.

Prenant sa source dans la poitrine de Mahéno le torrent écarlate inonda les entrailles, remplit le fourreau d’ébène. Le flot épais fit sombrer les cinq sens dans le noir.

 

 Au même instant, au cœur de l’Afrique, dans la forêt de camphriers, la chouette sacrée hulula.

(Huguette PAYET)  


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Publié dans Evènements

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P
<br /> Anick, merci pour tes mots pleins de tendresse. Dans l'histoire de nos familles figurent des maîtres et des esclaves. Le sang des uns comme celui des autres coulent en nos veines. Nos salles de<br /> classes pleines d'enfants de toutes les ethnies témoignent de notre passé douloureux. Rien n'est parfait mais tout est possible.<br /> Ici je suis acceptée et cela fait du bien. Ailleurs tant d'autres souffrent encore de leur différence...Huguette.<br /> <br /> <br />
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A
<br /> Ton texte m'a beaucoup émue, Huguette. Bien que très loin de votre terre encore tout imprégnée de ces souffrances, j'ai été frappée au coeur par cette vie volée, par ces destins avortés que l'on a<br /> trop souvent oubliés.<br /> Merci pour tous ces esclaves qui redeviennent, grâce à ces textes et commémorations, des hommes à part entière, avec leur dignité, à défaut de leur identité.<br /> <br /> Amitiés à toi<br /> <br /> <br />
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P
<br /> En le rehaussant de l'envol des pétales gouttes de sang et des chaînes humaines, tu as su donner à mon texte une place dans la célébration du 20 Décembre à la Réunion. Avec toute mon émotion.<br /> Huguette. <br /> <br /> <br />
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B
<br /> Magnifiques!Ton introduction et le texte d'Huguette.Quant à ta photo:j'adore,elle irai bien sous un "haïkutier" de ton jardin.Bises!<br /> <br /> <br />
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