La mer qu'on voit danser (11)
LES BLEUS DE LA MER (5)
Aussitôt dit, aussitôt fait ! Bouffe-le-Bleu écuma les rivages où il pouvait aborder afin de capturer tous les malheureux qui avaient l’infortune de croiser sa route. L’équipage de bandits ne faisait pas dans la nuance ; hommes ou femmes, jeunes ou vieux, tous étaient soigneusement ligotés puis balancés à fond de cale, sans ménagement. Aussi vite que les vents le permettaient, ils faisaient voile vers l’île maudite pour y décharger leur cargaison. Et Grandiab n’oublia pas de les payer comme convenu pour les services rendus. Entre méchants, on s’entend toujours bien.
Bouffe-le-Bleu suivit à la lettre les conseils de Grandiab. Il maquilla son bateau de pirate tout cabossé en une jolie goélette repeinte en blanc et rebaptisée du doux nom de « Bleu des mers », calligraphié en lettres dorées. Les voiles, qui pendaient naguère comme de lamentables guenilles rapiécées à outrance, claquaient maintenant joyeusement de toute leur mousseline légère comme l’écume. Le pavillon lui-même avait été changé : la terrifiante tête de mort avait été remplacée par une élégante étoile de mer brodée de fils d’argent. Les canons et les mousquets avaient été dissimulées sous de grandes bâches fleuries.
Le plus difficile à camoufler avait été les vilaines figures des pirates qui faisaient penser habituellement à des caricatures de cauchemar. Un masque lisse et souriant posé sur les visages, une perruque bouclée couvrant les crânes dégarnis, la soie et le velours des costumes masquant les cicatrices qui sillonnaient les corps tels de sanglants trophées, autant d’artifices qui avaient réussi à métamorphoser un ramassis de gargouilles en une galante compagnie en balade d’agrément. Une douce musique enveloppait cette féerique apparition, à la manière des rubans et du crépon d’un paquet cadeau.
Devant cet insolite tableau, je demeurai bouche bée. Je n’avais jamais vu de spectacle de ce genre. Et je n’étais pas au bout de mon étonnement !
Une dizaine de superbes sirènes se posèrent sur le bastingage et lancèrent des fusées de feu d’artifice, faisant s’épanouir des myriades de fleurs lumineuses. Puis, d’un même élan, elles se jetèrent à l’eau ; leurs longues chevelures flottaient dans la brise, rubans de satin brillant ; leurs yeux pétillaient comme des braises ardentes, feux follets qui jouaient sur l’eau.
Les sirènes se mirent à chanter d’une voix angélique, fondante en miel, et leur chant berça mon cœur d’une suave mélodie. Elles accompagnaient leur chant d’un mouvement de danse bien cadencé, qui m’hypnotisa, faisant s’envoler mon esprit vers un ailleurs de rêve.
Je n’étais plus en mesure de soulever la moindre gouttelette d’écume ; je n’étais plus capable de mettre une idée en place ; j’étais envoûtée, emberlificotée dans le filet de ces sorcières.
Je ne vis pas le navire faire route vers l’île de Milazur. Je n’entendis pas le roi appeler à l’aide.
... à suivre.