La mer qu'on voit danser (12)
LES BLEUS DE LA MER (6)
Sur l’île, les pirates, comme un troupeau de buffles sauvages, s’étaient engouffrés dans le jardin.
Et tchiak ! Á grands coups de sabres aiguisés comme des rasoirs, ils coupèrent toutes les fleurs bleues, sans en laisser une seule au bout de sa tige.
Et tchiak ! Á grands coups de haches, ils débitèrent en rondelles letchis et manguiers dont les branches ployaient jusqu’à terre sous le poids des grappes de fruits bleus, mûrs à point.
Le malheureux Roi Milazur ne pouvait rien faire pour empêcher la méchanceté de ces hommes. Il réalisa avec désespoir qu’il se trouvait seul, qu’il n’y avait aucun secours à attendre puisque j’avais failli à ma mission de gendarme. Il se changea alors en un grand oiseau bleu qui s’envola comme une flèche, là-haut, tout là-haut, pour aller se perdre au fond du firmament.
En passant, Milazur jeta un sort sur les sirènes de Grandiab. Sur le champ, les belles dames devinrent de laides créatures qui coururent se cacher dans les grottes affleurant ici ou là. Leur si jolie voix se mua en gémissements tout juste bons à inspirer l’effroi et à naufrager les bateaux naviguant à proximité.
Du coup, je repris mes esprits. L’enchantement était brisé. Je galopai tel un cheval emballé, afin de porter secours au Roi. Hélas ! Il n’y avait plus rien à secourir. L’île aux fleurs bleus avait connu un véritable carnage.
Alors, une folle colère me submergea. Pour venger mes amis, je me déchaînai en furie. Jamais vagues n’avaient atteint une telle hauteur, une telle force. Jamais, elles n’avaient secoué aussi violemment un bateau ; elles y mettaient tant de hargne qu’on pouvait entendre les os s’entrechoquer au sein des squelettes des pirates. En un rien de temps, le navire fut disloqué et sa cargaison de corolles dérobées à Milazur, coula tout net au fond. Aucun pirate n’en réchappa : un bataillon de pieuvres géantes accourut et les étrangla l’un après l’autre, jusqu’au dernier.
Amère et inutile victoire ! Personne ne sait ce qu’est devenu le Roi Milazur, ni l’endroit où il a trouvé refuge… Peut-être sur une planète plus hospitalière. Ce qui est certain, c’est que depuis ce temps-là, le ciel a pris une teinte d’azur ; et sans doute, quelques gouttes de la précieuse teinte sont elles tombées sur terre, puisque maintenant, on y trouve des fleurs bleues… et des yeux bleus.
Pour ma part, je vis avec consternation ma couleur originelle pâlir peu à peu. Et aujourd’hui, me voilà soumise aux caprices du ciel et des nuages, réduite à accepter de refléter ce qu’ils m’envoient : des fois c’est vert, des fois c’est violet ou gris ; c’est souvent bleu aussi, mais jamais je ne retrouverai mon magique éclat d’antan.