Temps perdu
À TEMPS PERDU
Il est des matins où, écrire la date en lettres cursives — bientôt disparues, on n’enseignera plus l’écriture attachée à l’école — est l’acte essentiel de mon café-écriture. Nom du jour, quantième, mois, année… et mon inspiration se met en panne. Semi-mort, coma. Rien ne vient.
Mangeoire pleine ou vide…
oh ! ne préfères-tu pas
chanter le riz
que l’absence de riz
oiseau du matin
Il n’est point de jour plus détestable que celui où je n’ai pas le loisir d’écrire : quelques friandises de mots pour adoucir d’avance la journée, pour tempérer l’impression d’un mauvais rêve oublié, heureusement oublié.
Moment d’écriture pas forcément utile, rentable, exploitable pour les multiples ébauches qui n’attendent que mon bon vouloir. Me mettre à la tâche d’écriture. Combien de mots pour un roman ? Combien de pages ? Combien de temps à assembler mes lambeaux dispersés en formes éclectiques ? Peut-on être écrivain à temps perdu ?
Tant des pages de mon cahier ne reflètent que l’humeur du moment, l’évènement sous-jacent, la plainte récurrente du pas facile à vivre. Ces mots, ces phrases que je ne retrouverai jamais dans la bouche d’un de mes personnages… ou qui parfois — il est des jours de grâce — m’aideront à étayer la personnalité d’une héroïne de fiction.
Froissements de feuilles
me faut-il dire
les chemins du rat ?
Écrire Vrai. J’aime les auteurs qui livrent un peu de leur vérité, autre que la mienne. Je citerai Christian Bobin qui m’apporte toujours un regard neuf sur les êtres et les choses, une innocence, une lecture du monde à la fois évidente et riche de subtilités cachées. Jamais un mot de brute violence, de souffrance écorchée vive.
Sur le journal étalé sur la table de ma cuisine-véranda que je n’ai pas eu le temps de débarrasser ce matin, je repère cette photo d’une actrice pétante de santé qui « se glisse dans la peau d’une mère atteinte d’un cancer n’ayant que quelques mois à vivre ». Love story en surmultiplié.
« Inspiré d’une histoire vraie », précise l’article… Cela va de soi. Public gavé du deuil des autres, du sang qui coule, des cris des torturés.
Voyeurisme qu’affectionnent aussi pas mal de romans à la mode, nous gavant de sexe et de violence.
Ah ! tous ces détails, cette traque de la moindre larme, du plus petit soupir, ces coups de lance dans le cœur, cette sublimation de la souffrance. On avait déjà connu pareil phénomène au début du SIDA ; j’ai même entendu une médecin clamer que c’était une grâce que de vivre cette maladie.
Non, souffrir n’est pas une bénédiction. Et la mort est la fin de la vie sur terre, le terminus des joies, la séparation, l’absence chaque jour renouvelée. Je ne m’y complais pas.
Plus longtemps
dure un liseron
ô nuages !
(Monique MERABET, 5 Avril 2016)