La bâtarde du Rhin (3)
En dehors de son intérêt ethnologique, le roman de Monique Séverin brosse de beaux portraits de femmes, les zarboutan véritables de notre société réunionnaise : toutes attachantes, toutes assumant pleinement leur maternité, leurs enfants bâtards que les géniteurs ignorent ou délaissent, jusqu’au sacrifice de leur propre bien-être. Ameline, Rose, Anastasie, Eugénie, Leni… quels tourments avez-vous vécus sans jamais faillir à votre mission protectrice ! Et voilà que, spontanément, je me suis adressé à elles comme si elles n’étaient pas que des héroïnes de papier. Mais non, elles ne sont pas que des personnages de fiction. Monique Séverin les a certainement croisées un jour ou l’autre sur ses sentiers de vie ou de mémoire. Moi aussi, je les ai connues et reconnues ces femmes dignes et pathétiques à la fois qui ne se laissent pas ravaler au rang de victimes malgré les coups du sort.
« … violences, les conjugales et les criminelles, amours interdites ou imposées, ventres épuisés en peine de vacuité, romances avortées, disparitions, trahisons, lâcheté, insouciance, immaturité — chapelet incommensurable, égrené par le monde femelle, encore et encore, maintenant et pour les siècles, Amen ! »
Ah ! cette douloureuse confession d’Anastasie face au tipère violeur de sa fille, comme elle résume bien les terribles choix de celles qui se sont tues, de celles qui ont aimé… leur bourreau parfois, de celles qui ont cru à la rédemption de l’amour. Illusion peut-être mais qui leur jetterait la première pierre ?
« J’étais heureuse de la voracité qui était la sienne — il me « désirait » donc j’existais. Ses caresses reconnaissaient ma part d’humanité. » dit Kozima à propos de son bourreau.
Femmes qui jouent aussi leur rôle de transmission de génération en génération. Ainsi, c’est Anastasie qui révèle la tragique généalogie de ces « bâtardises » imbriquées et qui scelle à jamais les destins de Kozima et de Zénia comme sœurs véritables ; c’est Eugénie qui attend l’heure de sa mort pour faire enfin voler en éclats le secret jalousement gardé et légitimer la place de Kozima comme seconde petite-fille ; c’est Maria, la grand-mère d’Eugénie qui initie sa fille aux rites ramenés d’Afrique :
« Sa mère […] l’avait emmenée un jour à Mafate, lui avait ouvert la porte des ancêtres, soigneusement gardée par la montagne géante. »
Monde féminin si important dans la société réunionnaise. Pas uniquement dans la société réunionnaise, bien sûr et c’est un truisme de le dire mais dans l’île aux trois matrices, dans l’île aux gènes zanbrokalé, il me semble — et aujourd’hui encore — que seules les femmes sont capables de rassembler tous ces enfants toujours bâtards de quelque part, de leur nouer une identité. Et c’est ce que j’ai ressenti tout au long de ce bel ouvrage de littérature au féminin.