La fleur de Chiyo
LA FLEUR DE CHIYO
(isabel Asùnsolo)
Les livres que j’aime se suivent et ne se ressemblent pas. Demain soir, 24 Février, je vais présenter le roman « La Bâtarde du Rhin » de Monique Séverin : un roman touffu, dense… J’aime les jardins touffus comme des rêves et je m’en suis régalée.
Comme je savoure de lire et relire ce court roman d’isabel Asùnsolo publié aux Éditions Henry, cette Fleur de Chiyo, roman-haïku s’il fallait nécessairement le ranger dans une catégorie.
Isabel Asùnsolo est haïjin reconnue et sa maison d’édition Liroli s’est spécialisée dans la publication de haïkus. Ainsi son roman — premier roman ? — apparaît comme un hommage rendu à ce poème court qui en dit tellement en si peu de mots.
Chacun des chapitres présente en en-tête un haïku de la poétesse Chiyo-Ni (1703 – 1775) qu’isabel Asùnsolo a choisi et adapté en Français. Et la narratrice se prénomme Chiyo…
Au fil de ses quarante-quatre chapitres, Chiyo, donc, déroule pour nous les chroniques d’un hameau — appelé d’ailleurs Le Hameau — hors du temps, hors de l’Histoire : un ancrage romanesque qui demeure non dit, à imaginer par le lecteur. Ce dernier se fait limier, au fil des pages où l’auteure sème — peut-être ou peut-être pas — ses indices. En fait, en bonne haïjin, elle nous transmet une suite de ressentis, sans préjuger de l’interprétation que l’on pourrait en donner.
Du moins, est-ce ainsi que je l’ai compris… et je me suis senti plongée dans un univers post-cataclysmique, après une énième pollution, une ère mondialo-numérisée à l’extrême avec ses interdits comme le liseron, la fleur de Chiyo…
Au hameau, pas d’enfant. Il est toujours extrêmement angoissant d’imaginer un monde sans enfant : soit que les humains n’aient pas le droit d’en mettre au monde, soit qu’il leur est devenu impossible de procréer, soit qu’ils choisissent de ne pas enfanter par peur de l’avenir.
Mais, laissons-là mes élucubrations personnelles ; Le roman d’isabel n’a rien d’apocalyptique. Au contraire. Un (une) Ange viendra, la patineuse qui gravera d’autres lignes au destin à la surface de la mare gelée. Elle sera aussi initiatrice en haïkus et laissera une petite fille Kire — le kireji du haïku, ce silence, cette respiration, cette pause qui permet de faire un pas de côté, un saut de pensée qui apportera un souffle autre au poème.
Il y aura aussi le mystère de cette fleur, ce liseron, apparu, telle la vérité au fond du puits. Et l’époustouflante découverte de la dernière page, propre à iriser nos cœurs d’espérance…
Puis le geste salvateur de Chiyo débranchant l’ordinateur, terminal d’un obscur web-araignée régissant nos instants de soi-disant civilisés. Je l’ai juste débranché , dit-elle. Oui, juste… un geste simple que chacun d’entre nous peut accomplir. Pour en finir avec les asservissements.
Comme si l’ordinateur avait réponse à tout, comme s’il avait commandé la marche des saisons, les floraisons, la vie de la mare !
L’écrivain a toujours un rôle d’éveilleur. Avec cette fleur de Chiyo, c’est dans le non dit, dans l’effleurement des vérités essentielles, que le roman fait surgir de notre intériorité tout un fourmillement d’émotions, un bouillonnement de questionnements, de réflexions. Il suffit de peu de mots… comme dans le haïku et chaque poème de Chiyo-Ni joue sa partie de catalyseur.
Laisse de mer
Tout ce que je ramasse
Est vivant (Chiyo-Ni)
Ah ! Les haïkus, il faudrait les citer tous !
Et aussi les phrases d’isabel qui sonnent claires et fortes et vraies car puisées à notre commune âme de terriens. J’aurais l’impression de trahir l’auteure si je ne disais ce qui me paraît essentiel dans cet ouvrage : l’amour du monde tel qu’il se présente, la capacité d’observer — sens épanouis — la chute d’une feuille, les arabesques d’un patin sur la glace, le héron, et la peau de l’eau…
Ce qui se devine, ce que l’on ignore, est un monde à respecter
Je ne soulignerais jamais assez cette parfaite résonance des mots (prose et haïkus confondus) avec l’ici et maintenant d’un village, d’une mare, d’un quotidien.
Quant aux personnages, Chiyo la narratrice berceuse de ceux qui vont mourir, Hiro le graveur à la manière noire, berçant patiemment le métal, Ange la mystérieuse figure du destin, aveugle comme lui… ils apparaissent dans leur entièreté d’êtres humains. Et s’ils gardent leur mystère, on les sent bien réels, bien vivants, voisins dont ne faisons qu’écorner l’existence, en les croisant. Des personnages, pour la plupart, bienveillants, des êtres lumineux qui fleurissent notre vie de soupe — les incroyables recettes de Madame No — et d’amitié. Le rôle du « méchant » n’est dévolu qu’à un seul personnage Jobard, le triste sire, celui qui n’a qu’un sobriquet pour prénom. Je souris en pensant que l’écrivain a largué cette figure du bout de sa plume, juste pour respecter les règles de l’écriture romanesque, même si son apparition n’est certainement pas aussi anodine qu’elle en a l’air.
Le récit se déploie sur deux saisons : l’automne où la nature se dépouille de ses trop-plein d’été jusqu’à la nudité du paysage hivernal et l’hiver, page blanche de remise à zéro, de tous les recommencements possibles.
Sans leurs cris
Les hérons disparaîtraient
Ce matin de neige (Chiyo-Ni)
Les cris et l’écriture capable de redessiner le monde, encore et encore.
Ce liseré de givre qui résiste au soleil du matin, j’ai besoin de l’écrire.
Liseré… liseron… je ne peux que vous inviter à respirer cette fleur de Chiyo, à la butiner, pour le pollen des mots et le bonheur de s’y glisser à la suite d’une auteure inspirée.
(Monique MERABET, 23 Février 2017)