Nahaiwrimo 2019 (saison 5)

Publié le par Monique MERABET

Nahaiwrimo 2019 (saison 5)

DÉPORTATION

(15 février 2019)

 

La brume enveloppe

les cocotiers chagossiens

elle à fond de cale

 

Jamais elle n’oublierait le bruit de la mer battant contre le bois de la cale, la chaleur ; la puanteur, relents de poisson avarié, la denrée que transportait habituellement le Nordvoe.

Et eux, lités dans cette humidité saline, étaient-ils autre chose que du poisson mort ? Transportés, transférés, exilés, déportés sans savoir quelle serait la fin du voyage. Sinon l’empreinte de leur index sur un papier leur assurant qu’ils auraient une maison, là-bas, sur cet autre rivage.

Mais ils avaient compris… Ils savaient que ce bout de papier n’avait aucune valeur, pas plus que leur identité chagossienne. Ils n’étaient plus que des dérasiné et leur archipel perdu serait désormais baptisé sagrin.

(évocation inspirée du livre de nando Bodha ; L’archipel sagrin qui raconte avec simplicité et vérité le « déplacement » de la population chagossienne pour laisser place nette à l’établissement d’une base militaire américaine et le combat sans espoir des chagossiens arrivés à Maurice pour tenter de retrouver leurs îles qui leur étaient paradis)

 

 

TRACES DE ROUGE À LÈVRES

(16 février 2019)

 

Je bois à la source

oubliant que je porte

du rouge aux lèvres               (Chiyo-Ni)

 

Adélie posa son livre et s’apprêta à suivre les autres jeunes filles. Elle regretta aussitôt son geste irréfléchi devant le regard apitoyé de Magda la gentille cousine, les autres riant sous cape. Elle s’en voulait d’avoir oublié… de prêter le flanc aux moqueries.

Sur la véranda de la maison de vacances, les cousines s’ennuyaient un peu, mollement occupées à des ouvrages de broderie ou de tricot. Adélie, elle, s’était plongée comme à son habitude dans un roman d’amour : les héros échangeaient un langoureux baiser et Adélie vivait la scène palpitante, s’imaginant les lèvres rouges et bien dessinées… ouvertes, offertes

C’est là que Suzie avait fait irruption, faisant rouler entre ses doigts un bâton de rouge à lèvres :

— Hé les filles, si on allait s’entraîner à se maquiller pour une fois que les parents ne sont pas sur notre dos. Dans la chambre de Tantine, il y a une armoire à glace. Venez, on va se faire des bouches canon.

Et elle avait ajouté

— Pas toi Adélie, bien sûr. Avec ton bec de lièvre…

 

 

 

PILE OU FACE

(17 février 2019)

 

Lancer d’une pièce

gain certain pour celui

qui l’attrape au vol

 

Pile ou face ? Face ou pile ? Le choix est difficile.

Choix ? Il n’y a pas de choix : c’est face ou c’est pile. Probabilité fixe : 0,5.

Effectuer plusieurs lancers de la pièce, lancer plusieurs pièces ? Cela changera-t-il quelque chose à l’issue aléatoire ? Ce sera face ou pile… mais à quelle fois ? Au troisième lancer ce sera…

Jouer à qui perd gagne. je dis face, je pense pile ; je dis pile, je pense face. Parier seul entre soi et soi. Tricher : face ou pile, j’ai gagné ! Ce que j’ai dit, ce que j’ai souhaité.

Influencer le hasard à l’aide d’une pièce pipée. Une fausse pièce ? Holà !

Pile ou face… face ou pile…

Tiens petit, je te donne ma pièce. Va donc t’acheter quelque friandise : un chewing-gum ou un carambar ? une banane ou une pomme ? Le choix est difficile. Le jouer à pile ou face.

 

 

DIAGNOSTIC

(18 février 2019)

 

Fièvre et tremblement

éruption imminente

dit le volcanologue

 

Fontaines de lumière, tous les joyaux de la terre s’envoient en l’air.

La coulée avançait, fleuve paresseux de magma où dansaient des flammèches, exhalaisons âcres  d’un monde en gésine.

Elle était assise au creux d’un vallonnement de grosses racines qui serpentaient à perte de vue ; elle regardait, fascinée, la parade sauvage des braises.

Et soudain, entre ses mains de géante, le fruit râpeux dont elle cassait sans peine la bogue gaufrée, étonnée de ne ressentir aucune brûlure. À l’intérieur se lovait une mer cristallisée et liquide à la fois, miel pour ses lèvres asséchées.

Alors, l’île vernissée émergea au bout d’une longue allumette et se mit à tourner, à tourner, l’entraînant dans sa sarabande.

Sans pouvoir arrêter le ballet macabre, elle devenait spectre, elle virevoltait parmi les spectres, silhouettes qui se déhanchaient sur une cacophonie de crépitements, de sourds grondements ; la musique émanait de l’opacité même du magma tourmenté.

Puis l’arbre qui l’abritait, dis paraissait, happé dans un grand embrasement où se tordaient ses branches.

Elle savait que la Bête venue de l’autre côté de la nuit, approchait, qu’elle prendrait possession de son âme, de son corps. La terreur habitait ce lieu qui n’était plus un lieu.

Battement de rouleur… emballement d’un cœur… Cauchemar.

 

 

GOUTTE-À-GOUTTE

(19 février 2019)

 

Goutte à goutte

entre sommeil et réveil

mon café coulé

 

À la manière du café de Grand-mère longuement élaboré au coin du foyer sur lequel chantait une bouilloire. Petit feu soigneusement entretenu : il ne fallait pas laisser s’éteindre les braises.

Tout à côté, la grègue, récipient en tôle galvanisée (réalisée par le ferblantier du village)… aujourd’hui, on dirait la verseuse. Elle était surmontée du filtre en tôle lui aussi. Il contenait la mouture (café grillé maison, moulu dans le vieux moulin à tiroir que les enfants se disputaient l’honneur de tourner) ; par-dessus un couvercle percé de trous lui aussi. Il recevait l’eau frémissante prélevée à la bouilloire. Peu profond, il ne permettait qu’à une petite quantité de liquide de passer.

Café coulé… écoulement goutte à goutte afin de bien capter tous les sucs des cerises du caféier, souvent venant du jardin.

Le café devenait breuvage méditatif, pourrait-on dire à l’instar de Dali et de sa rose méditative. Après, il n’y a plus qu’à déguster.

 

 

PETITS D’ANIMAUX

(20 février 2019)

 

Blanche avait réuni autour d’elle toute sa petite famille. —

— Mes enfants, dit-elle solennellement, mes chers petits, promettez-moi de ne jamais vous approcher de la grande maison, là-bas.

— Pourquoi, Maman ? dit Tikok, le plus déluré de la bande. Moi z’ai peur de rien !

— Écoutez-moi bien, mes petits ! Là-bas, voyez-vous, là-bas, ils capturent les enfants comme vous, ils les enferment. Et puis ils les mangent !

— Nous manger ! s’écrièrent en chœur, les poussins horrifiés.

 

dan la paye kane

ène poul blan i rode lo ni

si zèf maron

 

En plein champ de cannes

la poule cache son nid

six œufs sauvageons

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J
Merci Monique, ces textes sont magnifiques. Et j'ai fait connaissance avec les chagossiens.
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