La cuite géranium
LA CUITE GÉRANIUM
(La Plaine Saint-Paul, dimanche 28 juillet 2024… et Le Plate Saint-Leu, vers 1960)
Dans le florentin
l’huile essentielle bleutée
j’avais oublié…
Quiétude bleu ciel d’un lundi matin augurant une semaine tranquille. Ce que j’ai lu au dessin du café : dialogue de météorites sages, un instant immobilisées. Cosmos arrêté au jour qui commence.
L’horloge soleil n’a pas encore tourné ses aiguilles de lumière vers ma véranda. Mes pensées suspendues prennent le temps de vavanguer… de farfouiller dans les impressions d’hier. J’ai encore dans les narines les senteurs d’essence géranium distillée la kaz Florence, ce dimanche-là. Odeur de fumée aussi, montant des feux allumés plus tôt sous l’alambic pour préparer la cuite, ou sous le foyer « temps longtemps » où mijotait le repas, chouchoux et racines du terroir.
Tout est prêt pour la grande alchimie transformant cette brassée de géraniums citronnelle coupés en un petit flacon d’élixir précieux, aux mille usages : parfums, tisanes, saveurs…
Les cuves en cuivre patiné, le serpentin qui va laisser migrer en ses spirales, l’hydrolat et l’huile, la bouteille vase florentin (ou essencier) qui va recueillir le liquide bleuté. Suivant la variété du géranium, rosat, citronnelle ou verveine, la teinte se nuance.
Voilà qui me ramène dans mon enfance, soixante-dix ans en arrière : Tonton était planteur de géranium et mes vacances se sont enchantées des senteurs des feuilles qui s’accrochaient à nos robes lorsque nous coupions à travers un carreau de géranium, juste en haut du raidillon. Et puis il y avait le grand cérémoniel de la cuite qui ponctuait notre changement d’air à la maison du Plate.
Grand Là-Haut
fierté de petite fille
d’y être parvenue
Que cela paraissait long pour mes mollets « cuisse de coq », d’alors ! Il fallait se lever grand matin, grimper sentiers plus ou moins pentus pour atteindre le lieu de la cuite. L’alambic était déjà dressé, chauffé grâce au bois d’acacia qu’on avait coupé sur place. L’eau était prélevée au mythique Bassin Bleu en contrebas — celui où pourrait apparaître une sirène en mon imagination enfantine. Nous y descendions par un sentier escarpé, en nous retenant aux longoz, guignant les jamrosats qui poussaient là ; les journaliers, eux, lestés de lourds ferblan d’eau, prenaient un raccourci plus abrupt, s’appuyant au rempart.
Le feu me fascinait, surtout lorsqu’à la fin de la cuite nous pouvions faire griller ou pistaches en coques aux braises rougeoyantes.
Chez Tonton, la cuve principale contenant le géranium était plus imposante qu’en ce dimanche, le chapiteau aussi… Mais les rituels confinant au sacré sont restés les mêmes. Les gestes de Charlemagne, le « bouilleur » du jour, coiffé d’un turban avaient la majesté d’un hommage rendu à la nature généreuse et nous avions conscience qu’un grand mystère se jouait là, celui d’une sublimation à travers l’athanor d’un alchimiste
Puis, le processus une fois lancé, les branches enfournées, les joints soigneusement ajustés — afin de ne rien perdre des précieuses gouttelettes —, il n’y avait plus qu’à attendre ; petite initiation au chi-qong pour nous mettre en appétit avant le repas de ravaj, souvenirs des goûters d’antan, des nourritures plus prosaïques prélevées aux marmites manger cochon. Renouer avec l’authenticité qu’ont connue les plus anciens, se contentant des produits d’une permaculture naturelle pratiquée au fond des cours.
Lent processus de distillation que nous suivions par le goutte-à-goutte cheminant dans l’opacité des tuyaux et aboutissant au florentin.
La mok sardine
canalisant l’hydrolat
vers l’essencier
Comme autrefois, lorsque l’on pratiquait économie de récup en utilisant les boîtes de conserve vides jetées dans la cour — on n’avait pas d’autre alternative à l’époque où la collecte des déchets n’existait pas.
Me revient ainsi ce jeu dit « jeu de l’eau » imaginé par ma sœur et moi. Nous remplissions d’eau tous les récipients métalliques traînant dans la cour, puis nous nous échangions ce produit censé être essence de géranium en suivant des règles élaborées par notre ingénuité enfantine. Elles devaient s’inspirer, je suppose, des tractations autour de la fameuse essence.
Ce dimanche, la cuite a donné de quoi remplir un flacon. Tonton, lui, en produisait quelques litres qu’il gardait au bas du godon, à l’abri de la lumière, dans des bouteilles en verre teinté.
Je me souviens de sa mine satisfaite lorsqu’il avait pu vendre à bon prix sa production au Chinois qui jouait les intermédiaires entre les producteurs et la coopérative centralisatrice ; je revois aussi son air attristé lorsque les cours étaient trop bas et qu’il devait se défaire de ses bouteilles, de crainte de voir l’essence se gâter.
Et puis, on ne peut assister à une cuite de géranium sans parler de ce champignon délicieux qui pousse sur la bagasse, le fumier de géranium… sous certaines conditions, disent les planteurs montrant une poignée de champignons, tantôt plus, tantôt moins, cadeau miraculeux de la Nature !
D’où viennent-ils, eux qu’on ne sème pas, qui ne surgissent pas d’un mycélium présent dans la terre puisqu’ils poussent là où s’est constitué le tas de fumier.
C’est sans doute ce côté sibyllin «kisa i pè konète » qui donne aux fameux champignons leur fumet si savoureux. Irrésistible. Inoubliable.
(29 juillet 2024)