Chambre (4)
Un nid, entre ciel et terre…
(Huguette PAYET)
J’étais alors dans ma dixième année, l’année où nous avons quitté notre campagne natale, pour la ville.
Je serrais dans ma poche la page de cahier pliée avec les aurevoirs de Marie-Jeanne, ma meilleure amie du CM2. Je savais que je ne la reverrai sans doute plus jamais. Le goût de la dernière mangue, qu’elle avait apportée la veille, de son verger et dans laquelle notre petit groupe avait mordu tour à tour, me resterait à jamais sur les papilles. C’était le goût de l’enfance …
Aux dires de mon père les réparations de notre nouvelle maison allaient bon train. En attendant, nous occupions le logement de fonction du Directeur en titre, qu’il remplaçait pour une année scolaire, le temps d’un congé en Métropole. Nous étions tous loin de penser que notre maison était si proche du lieu où nous vivions par intérim. Nos parents s’étaient bien gardés de nous dévoiler ce secret jusqu’à la fin des travaux.
L’année finie, je la vis enfin, notre maison. Elle me fit l’effet d’un château. Sous son immense toiture de bardeaux, à l’unique étage, quatre paires de fenêtres s’ouvraient aux quatre points cardinaux sur des paysages bien différents.
Celles de devant étaient comme deux yeux qui regardaient la rue, par-dessus la varangue, fichée de ses deux pavillons carrés et aussi d’un grand baro fier de ses volutes de fer forgé, de sa clochette qui signalait l’arrivant et de son numéro 44, sage dans son ovale.
Celles de derrière montaient la garde sur les dépendances qui marquaient la limite de l’arrière cour et plongeaient sur la plus grande surface de tôle ondulée et légèrement pentue du toit jusqu’aux frondaisons sombres des arbres voisins.
Celles à la droite de la maison avaient l’œil sur le petit pavillon blanc qui faisait au départ partie du tout, séparé depuis par un muret porteur d’une simple palissade. Une survivante de l’ancienne famille décimée, s’y était réfugiée comme une petite abeille fragile dans son alvéole. Un œil exercé aurait pu se perdre jusqu’au bas de la rue et y deviner le quartier du Petit Marché, gouailleur et coloré et peut-être même un bout d’horizon par temps bien clair.
Les deux fenêtres de gauche enfin, avaient pleine vue sur la cour latérale avec son allée de béton conduisant au garage, et sur le poulailler qui abritait quelques couples de poulets du Japon et de l’Inde, là pour leur beauté et pour leurs œufs frais, que ma mère ramassait chaque jour avec soin. Romantiques à leurs heures, ces fenêtres faisaient les yeux doux aux caféiers d’antan aux fleurs odorantes, ou curieuses parfois , elles pouvaient lorgner jusqu’à l’angle du bassin construit sur le mur de clôture côté trottoir, fermé par le deuxième baro , un peu plus large, moins haut et moins forgé que le premier menant à la varangue. Fenêtres télescopiques encore, elles s’ouvraient sur un angle beaucoup plus grand que les autres fenêtres, sur la voûte céleste bleu d’azur le jour, bleu sombre piqueté d’étoiles la nuit, ou bleu argenté les soirs de pleine lune. Autant d’invitations à des rêves toujours différents que je ferais en m’y accoudant…
J’eus le coup de foudre pour ce coin suspendu entre ciel et terre. J’aurais aimé y faire mon nid. J’entendais déjà la voix de mon père qui me dirait :’’Mais ma petite fille, c’est la seule pièce non peinte, le plancher est à refaire entièrement. Et puis, elle est très étroite aussi car nous avons voulu avantager la pièce centrale de l’étage. On ne peut pas y mettre grand-chose…Sans compter que le plafond n’existe pas encore. Tu entendras la pluie tambouriner sur les bardeaux et le vent en léchant le toit, te fera peur ’’.
La fratrie eut des goûts heureusement différents des miens et ces combles de me rêves restèrent comme par miracle vacants. Après avoir testé leur capacité d’accueil, mon père ajouta à mon grand étonnement: ‘’Sûr que pour travailler, tu y seras tranquille. Une sixième classique en lycée demande des efforts soutenus.’’ Il avait dit vrai. Les cloisons de bois et les poutres du toit m’ont entendue tourner les pages de mon Gaffiot toilé, des années durant, jusqu’au second bac. Le lycée de jeunes filles que je fréquentais était à deux coins de rue de chez nous et la Bibliothèque Départementale toute proche, bourrée de traductions d’auteurs latins, à un saut de puce de plus. J’étais leur amie fidèle, surtout après la mort de mon père, l’année qui a suivi notre installation. Il me fallait réussir.
J’étais dans ma vingtième année quand j’ai quitté mon nid sous les toits, après mes études à l’Ecole Normale, pour rejoindre notre premier poste-double d’enseignants, dans l’Est. Il avait abrité mes pleurs et mes joies, mes instants de découragement et d’espoir, mes heures de solitude et de rencontres, mes écritures et mes ébauches de dessins au fil des jours, ma quête d’amitié et d’amour. Dans notre petite Fiat neuve, qu’Il conduisait, je caressais mon alliance toute neuve.
J’eus un dernier regard pour mon nid sous le toit.
J’y laissais, le cœur serré, mon premier baiser. Il avait un goût d’âme-sœur.