Chambre (5)
La chambre
(Anick BAULARD)
Je me souviens de cette chambre où je n’entrais qu’à pas feutrés ; il s’y célébrait des mystères que je me devais d’ignorer.
Je me souviens de la coiffeuse, chêne ciré, dessus de marbre, dont le miroir articulé me vit grandir en trois reflets. Je me souviens des pots de crème, de poudre de riz « Tokalon », de la houppette en cygne rose dont je m’effleurais le visage, en grand secret, en grand frisson. Le flacon de « Soir de Paris », en verre opaque bleu de nuit, livrait sa fragrance profonde lorsque j’en ôtais le bouchon et, comme le faisait ma mère par les soirs de grande sortie, je le frottais derrière l’oreille en un mystérieux rituel.
Je me souviens du lit sculpté… Son couvre-lit de velours mat évoquait immanquablement le rideau écarlate et lourd du théâtre municipal. Je m’en drapais parfois, jouant l’héroïne d’un mélodrame, l’armoire à glace, seule, suivait mes monologues inventés.
Je me souviens de cette armoire à trois battants fermés à clé… la clé si bien dissimulée au creux du vide-poche argent, au coin de la table de nuit ! La clé de cuivre ouvrait pour moi un monde étrange de senteurs qui me soûlaient le corps et l’âme : lavande des draps de métis, naphtaline des pulls de laine. Les chemisiers blancs, repassés, annonçaient les prochains dimanches ; il me semble, encore aujourd’hui, respirer la fade moiteur de la pattemouille fumante sur la planche de feutre gris.
Je me souviens du papier peint aux grosses fleurs de couleur vive ; improbables et compliqués, ces bouquets-là se transformaient en vieux bonshommes grimaçants lors de mes fièvres éveillées, quand la rougeole ou les angines me faisaient don du privilège d’être couchée « dans le grand lit ». Vieillards barbus de mon enfance, vous m’effrayez un peu, encore, lorsque je vous revois en rêve…
Je me souviens de cette chambre, réceptacle des jours heureux… jusqu’au lundi de fin décembre, avant Noël et joie promise. Il gisait là, sur le grand lit, et son reflet dans le miroir était encore plus gris que lui. La chambre, ce jour-là, livrait son terrible et dernier secret. Et la porte s’est refermée sur l’insouciance de l’enfance, mais pour toujours je me souviens…
Je me souviens de cette chambre.