Chambre (6)
LA CHAMBRE BLEUE
(Monique MERABET)
Tante Armelle n’avait pas eu d’enfant. Mes sœurs et moi faisions tout notre possible pour nous occuper d’elle surtout depuis son veuvage et la disparition de notre mère. Nous étions sa seule famille.
Fabienne et Thérèse étaient maintenant installées en Métropole et moi… Tous ces changements intervenus dans ma vie ces derniers mois ! Je l’avais un peu négligée la Tatie : juste de brefs coups de fil, le plus souvent entre deux visites à « mes » malades à domicile. Elle me répondait toujours que tout allait bien, que je n’avais pas à me faire de souci pour elle. Elle ne se plaignait jamais.
Jusqu’à cette chute alors qu’elle s’évertuait à secouer une poussière imaginaire en haut d’un placard. Ses deux jambes fracturées nécessiteraient une longue convalescence et une longue rééducation.
Et je m’étais chargée d’aller lui préparer une valise de vêtements pour son séjour dans un établissement situé à l’autre bout de l’île.
La petite case de Tatie respirait le propre et la tranquillité. Les voisins s’occuperaient de maintenir en état son jardin ainsi que les fanjans de capillaire de la véranda. C’est là qu’elle avait coutume de s’asseoir. C’est là que je l’avais trouvée à chacune de mes visites. En même temps que s’égrenait notre conversation, ses mains faisaient constamment danser ses aiguilles à tricoter desquelles s’échappait invariablement quelque pièce de fine layette. Un jour que je lui demandais à qui elle destinait toues ces brassières, ces bonnets, ces chaussons et autre burnous, elle avait murmuré, un peu gênée : « pour les pauvres ». Tatie avait la charité discrète.
J’avais aussi mission de lui ramener ses précieuses aiguilles de fée et tout un assortiment de laines pastel qui occupait toutes les tablettes du fameux vaisselier qu’elle me destinait en héritage. Je retrouvai avec plaisir les marqueteries naïves du meuble patiné, ses tiroirs de guingois où nous avions souvent coincé nos petits doigts trop curieux.
Et ces souvenirs attendris qui affleuraient : ceux de trois petites filles qui savaient comment s’y prendre pour mener la tatie par le bout du nez. Un bisou, un sourire, une cajolerie et la tatie-gâteau nous accordait supplément de gâteau ou l’absolution pour nos tournées dévastatrices à piller ses fraises ou ses précieux dahlias lorsque nous voulions jouer à la fleuriste.
Pauvre Tante Armelle ! Dans la famille, on se moquait un peu de son désir éperdu d’avoir un enfant, elle qui s’était mariée sur le tard, de ce désir inassouvi qui la faisait fondre d’attendrissement et bêtifier dès qu’elle apercevait l’ombre d’un landau.
Mes sœurs et moi, nous en avions eu notre part bien entendu mais avec l’ingrate insouciance de l’enfance, nous n’avions pas compris combien nous comptions pour elle, combien elle avait besoin de nous câliner, de nous embrasser, de nous serrer dans ses bras. Nous nous contentions de nous laisser choyer tout au long de ces vacances de rêve. Quand les parents venaient nous rechercher, Papa plaisantait : « Ah ! Mes filles, je vais vous mettre au pain sec et à l’eau pour vous désintoxiquer de vos vacances de Princesse… »
Soudain je fus tirée de ma rêverie par des vagissements incongrus dans cette maison désertée. Je prêtai attentivement l’oreille. Pas de doute ! Un bébé pleurait, tout à côté.
Les cris venaient de la chambre bleue, cette chambre toujours fermée à clé à chacune de nos visites. Nous avions plaisanté la tatie sur les trésors qu’elle devait cacher derrière cette porte close. Avec un petit rire, elle avait rétorqué qu’il y avait là « trop de désordre » et nous avions souri de cette coquetterie de maîtresse de maison fière de ses meubles si bien cirés et de son carrelage nickel.
Mais ces pleurs, là ! Ils envahissaient l’espace, se transformant en hurlements. Je sentais la panique me gagner, mon cœur s’affoler… Et cette porte hermétiquement close. Il fallait que je l’ouvre. Il fallait que…
Et puis les cris allèrent decrescendo, se transformant en gémissements hachés, un peu comme ceux d’un petit être qui s’essoufflerait, qui s’affaiblirait. Et ce fut le silence.
J’actionnai bêtement et furieusement le bec de cane, au risque de l’arracher. Mes pensées se bousculaient, à la recherche d’une solution quand je me souvins… l’éclat métallique au chevet de son lit lorsque j’avais entrebâillé les volets tout à l’heure. C’était sûrement là, le Sésame.
Le banal passe-partout déloqua sans peine le verrou et je me précipitai à l’intérieur.
Au fond de la pièce un berceau tout caparaçonné de dentelles bleues et sous la moustiquaire, bleue, elle aussi…
Soulagée, j’éclatai de rire. Sur les draps délicatement brodés d’oiseaux et de papillons, s’étalait un gros poupon rose, une de ces poupées qui rit, qui pleure, qui dit : Fais-moi un bisou, … un jouet qui avait eu beaucoup de succès il y a une dizaine d’années et que Tatie m’avait demandé de lui procurer pour qu’elle en fasse cadeau à une soi-disant filleule.
Le bébé de Tatie ! J’en avais maintenant les larmes aux yeux. Il reposait là, vêtu de la layette qu’elle confectionnait en continu. Une petite armoire décorée de cœurs, en était toute remplie.
Cette chambre bleue, c’est nous qui l’occupions jadis, mes sœurs et moi, les petites filles de Tatie. Ah ! Si nous avions su !
Je refermai soigneusement la porte sur le secret de la chambre bleue et je remis la petite clé à la place où l’avait laissée Tante Armelle. Chut !
En me redressant, mon reflet dans la glace de l’armoire révéla cette rondeur qui se dessinait sous mon tee-shirt. Je souris. J’avais mon idée sur le petit garçon qui occuperait bientôt le berceau bleu et qui profiterait de toute cette jolie layette.