Chambre (9)
MA CHAMBRE
(Christelle PAYET)
Á la tête du lit étroit et profond, ce portrait peut-être pas réussi que Franmi fit de moi d’après une photo en noir et blanc. Mais n’est-ce pas plutôt l’esprit des Ancêtres qui guida sa main lorsqu’il me dessina sous les trais d’une femme de Neandertal portant une brassée de graminées, figurant ainsi une divinité paléolithique de l’abondance ?
Ainsi, quand je me lèverai, j’aurai sous les yeux cette image apaisante d’une nature préservée et sauvage loin des immeubles qui éventrent la terre et dévorent inexorablement le paysage touché mortellement.
Á côté de ce portrait, gravée dans le mur et contenue dans une forme ovale, cette phrase que Marie écrivit pour moi et qui me promettait toutes les années du monde.
Au-dessous, ce poème que Vivian avait dédié à son petit frère, et qui dit avec une force inouïe la beauté de la vie et du sentiment fraternel.
En-dehors du lit étroit et profond, pas de meubles ou presque dans cette chambre où l’espace est laissé libre : juste un tabouret en paille fabriqué par les artisans de l’Etang Salé, une saisie en feuilles de cocotier, et un coffre en bois de tamarin sculpté de feuilles de fougère pays.
Sur un seul côté de la chambre, le long du mur, des étagères en bois de cocotier où sont rangés les livres que j’ai aimés depuis le moment où j’ai su lire jusqu’à aujourd’hui, des statuettes en corail, en jais et en albâtre, figurant les animaux (tangue, papangue, tec-tec, lendormi) et les hommes et femmes animant les jours et les nuits d’Appolonïa. Un casier aussi pour les miroirs, les fards et onguents dont je n’abuse pas mais que j’aime bien avoir à ma disposition.
Sur les murs restants, des dessins retraçant les travaux et les jours des hommes de bonne volonté : la récolte du café, du maïs, du riz ; le café qu’on sèche ou qu’on fait griller, les coupeurs de cannes tout à leur travail et conscients d’être utiles à la communauté, les charrettes et les camions transportant jusqu’à la grande place de l’usine. Les champs de cannes à perte de vue, les rideaux de cocotiers, les jardins en plates-bandes. Les vergers la cour où chaque famille peut cueillir les fruits toujours frais et mûrs à point.
Ces dessins sont bien plus que des œuvres d’art. Ils représentent plus que la nature et les hommes. Ils font voir au-delà de la terre car ils vibrent d’une vie lumineuse et secrète. Celui qui les regarde vit de leur vie même invitant à l’éternel présent.
Enfin, sur le mur faisant face au lit, le dessin de la barque voguant vers le soleil couchant au-devant de la nuit où tout se régénère. La barque où le Caf Francisco chante : Roulez mon zaviron, kouran lé tro fort Amenn amoin dann port. Cette chanson pleine de nostalgie, qui soutient le pêcheur alors qu’il rame en rêvant de sa maison. Et dont l’évocation l’aide à lutter contre les monstres marins qui voudraient déstabiliser l’embarcation pour l’engloutir dans les flots du néant.
La grosse pierre cubique posée sur le sol à côté du lit étroit et profond n’est pas une simple pierre inerte. C’est une lampe qui s’allume elle-même une lumière opalescente éclairant doucement toute la chambre plongée dans les ténèbres. Elle s’anime, comme les objets et le dessins auxquels les artisans ont communiqué l’énergie qu’ils ont arrachée à la matière, et révélée à ceux qui ont des yeux pour voir.
Pour préparer mon éternité, j’ai demandé à mon imagination de construire cette chambre et de la décorer de tous ces symboles qui entretiennent la vie et permettent de passer sans rupture de la vie terrestre à la vie céleste. Je me suis préparée moi aussi à ce passage en essayant malgré la faiblesse inhérente à la nature humaine de mener une vie juste et compatissante.
Ma chambre est prête. Il était temps. Je me fais vieille et la vieillesse n’est pas bonne pour l’homme. Si j’ai été bonne et juste pendant mon incarnation je pourrai demander de choisir le moment où je dirai adieu au temps et à l’histoire.
L’image de cette chambre m’a été inspirée par les dieux et les hommes justes du pays de Thot, d’Isis et d’Osiris qui connaissent bien l’île d’Appolonia. Ils appellent cette pièce la chambre funéraire ou chambre de résurrection ou demeure d’éternité.
Ce n’est pas parce que j’ai envie de mourir maintenant que je tiens prête ma chambre funéraire. Mais il est vrai que je souhaite partir encore un peu jeune, un peu en bonne santé et encore en possession de mes facultés intellectuelles et mentales.
Puissent les dieux m’accorder cette faveur ou mieux encore s’ils le veulent. Ceci dit sans me départir du respect que j’ai pour eux.