Conte chiffré (Huguette PAYET)
Un conte chiffré pour celle qui n’aimait pas compter.
(Huguette PAYET)
Elle connaissait bien le zéro.
Il devait se placer à la droite des chiffres pour avoir de l’importance. A leur gauche, il n’était rien. Rien qu’un zéro à la gauche d’un chiffre. Elle avait entendu cette expression bien des fois.
Elle avait appris aussi qu’il existait un seul Dieu en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. C’était là le mystère de la Sainte Trinité et un mystère est une chose qu’on ne peut pas expliquer. C’était une question de foi. Et elle avait la foi.
Elle savait aussi qu’il fallait que deux êtres s’aiment, un homme et une femme, pour avoir des enfants. C’était le mystère de la vie et de l’amour. Elle rêvait d’avoir elle-même plus tard un mari et des enfants, quand elle en aurait l’âge. D’ailleurs, quand elle jouait, enfant, elle voulait toujours être la maman.
Les cinq doigts de la main, pouce, index, majeur, annulaire et auriculaire firent partie de ses apprentissages de base, comme pour tout un chacun. En dehors du fait que l’annulaire porterait un jour son alliance de mariée et que l’auriculaire était pratique pour se curer l’oreille, Dieu seul sait qu’elle avait expérimenté la main et ses cinq doigts dans ce que fut sa vie de femme au foyer. Et quand, petite, elle avait fait une bêtise, elle aurait pu la dessiner sur sa joue ou sur ses fesses d’enfant, la main, avec les cinq doigts de son père surtout. La gifle, la taloche ou la fessée étant les pratiques courantes de toute bonne éducation.
A six ans, elle fit son entrée à l’école primaire où elle apprit à écrire à l’encre et à la plume avec pleins et déliés dont son écriture aux longs jambages avait gardé le souvenir, jusqu’au bout de sa vie.
Comme les autres enfants du même âge, elle reçut l’hostie sur la langue à sept ans et s’étonna de ne lui trouver que le goût du pain. Mais elle ne la mâcha pas de peur que ne s’y ajoute celui du sang. Puis elle chanta avec conviction en levant vers le ciel sa couronne de roses blanches faites d’organdi blanc et de cristaux: ‘’Prends ma couronne, je te la donne’’. A la fin de cette messe de première communion, elle mangea avec appétit sa brioche bénite, car à jeun depuis la veille, elle s’était sentie mal un moment. Le mot hypoglycémie n’était chuchoté jadis que par des lèvres savantes.
Elle mit au monde sept enfants, perdit l’aîné d’entre eux à sa naissance. La présentation d’un bébé par le siège rendait à l’époque l’accouchement souvent périlleux. Elle fit aussi quelques fausses-couches qui entraînèrent pour elle leur cortège habituel de douleurs. La découverte de la contraception ne vint que beaucoup plus tard, quand elle n’en avait plus eu besoin.
Avec les neuf mois de grossesse expérimentés sept fois, on peut affirmer sans se tromper qu’elle connaissait particulièrement le chiffre neuf. Au plus profond de sa chair. Dans ses nausées et vomissements. Dans sa fatigue… Dans ses accouchements souvent difficiles. Mais les fruits de sa chair, elle les chérissait tous de la même manière et elle les a chéris jusqu’à son dernier souffle.
Le dix aussi d’ailleurs elle le connaissait… Dix ans était l’âge qu’elle avait quand on la retira de l’école pour aider à la maison car sa mère qui attendait alors son sixième enfant devait rester couchée si elle voulait le garder. Au fil des ans, huit autres enfants suivirent le sixième. Quatorze enfants en tout dans la fratrie dont dix garçons plein d’énergie : elle avait de quoi faire. Endormir l’un, jouer avec l’autre, les laver, les faire manger, les consoler, les séparer quand ils se chamaillaient trop, veiller à ce qu’ils ne tombent pas dans le bassin, ou qu’ils n’essaient pas d’ouvrir le portail ou de craquer une allumette. C’était au tour de la nénaine, après le ménage, la cuisine et le balayage du jardin, de prendre la garde des enfants l’après-midi, pendant que sa mère lui apprenait, à elle, à coudre, à broder ou à faire la dentelle de frivolité. La navette de bois filait avec agilité entre ses doigts fins et la belle dentelle aux picots ornerait bientôt le col et des manches de sa blouse neuve. Elle aimait aussi beaucoup fabriquer de grandes perles en papier journal qu’elle enfilait pour en faire des rideaux de séparation entre les pièces de la grande maison.
Personne n’échappait dans la fratrie à la prière en commun du soir pendant laquelle chacun attendait avec impatience la dernière dizaine de chapelet, luttant pour maintenir ses yeux ouverts ou pour freiner sa tête qui ballotait de tous côtés. Elle respirait d’aise quand le dixième grain de la cinquième dizaine de son chapelet roulait entre ses doigts fatigués par les travaux du jour. Elle ne rêvait qu’à une nuit complète sans que l’un de ses frères ne la dérange parce qu’il faisait un cauchemar ou qu’il avait peur des branches que le vent agitait contre la tôle de la case.
Et pour finir avec le dix ou la douzaine, il faut savoir qu’elle connaissait par cœur les dix commandements de son catéchisme et s’y référait à l’occasion des tentations de sa propre vie. Tu ne commettras pas d’impuretés. Tu obéiras à ton père et ta mère. Tu ne mentiras pas. Elle les appliquait toujours avec beaucoup de sincérité. Elle voulait être quelqu’un de bien, qui n’a rien à se reprocher.
Le onze était compris dans son année de naissance, celle qu’on doit dire ou écrire si souvent dans la moindre démarche ne s’est jamais effacée de sa mémoire jusqu’à ses derniers instants.
Quant au douze et à la douzaine, ils lui étaient familiers car les œufs, les boutons, les bigoudis de fer et les pelotes de fils de coton perlé ne se vendaient qu’à la douzaine et ces achats étaient courants chez ses parents. Elle essuyait aussi avec soin les douze couteaux, fourchettes, petites et grandes cuillères des grands jours avant de les remettre dans la ménagère tapissée de velours bleu marine. Les hôtes de marque étaient, il faut le dire, assez rares. Les parents de la nouvelle bru de sa mère, un collègue de travail de son père ou une vieille tante qui se disait issue d’une branche un peu bourgeoise de la famille maternelle. Les fêtes qui accompagnaient de temps à autres les évènements familiaux tels que baptêmes, fiançailles ou premières communions étaient prétextes à montrer les signes de ce qu’était alors une vie réussie.
Elle avait pris l’habitude, sa vie durant, de retrouver le nombre de jours de chaque mois de l’année, en s’aidant des bosses et des creux de son poing fermé et elle apprenait à ses enfants les comptines de sa propre enfance, entre autres celle avec dix, onze, douze elles seront toutes rouges, mais aussi celles à tonalité religieuse surtout: ‘’Si la mort me surprend, je prends Dieu pour mon Père, la Sainte Vierge pour ma mère, les anges et les saints pour mes frères.’’
Mais ce sont ses premières règles à douze ans, que ses camarades de classe nommaient ‘’la croissance’’, qui, entre autres, marquèrent la mémoire des évènements de sa vie. Elle avait cru mourir ce jour là en voyant le flot de sang couler sans raison de son corps. Peu d’informations étaient données aux jeunes filles sur tout ce qui concernait le corps, sujet tabou par excellence. Aux angoisses de ces inconnues, elle s’était entendu dire qu’elle était devenue une grande fille. Un point c’est tout.
En quatorze/dix-huit, elle avait entre trois et sept ans seulement. Les restrictions étaient de tous ordres car le seul lien avec la Métropole était le bateau. Elle savait que cette guerre avait fait des morts dans les familles de son île et qu’on remplaçait chez ses parents le savon par des feuilles qui ‘’écumaient’’. De Ste Rose, où son père avait de la famille, on ramenait des bananes. On défaisait aussi les costumes des hommes pour les recoudre à l’envers, afin de prolonger leur vie.
Le nombre vingt est celui qui lui laisse les plus beaux souvenirs de sa vie. Comme elle n’avait pas fait de longues études, elle n’avait pas beaucoup l’occasion de rencontrer des amis de son âge. Ses seules sorties étaient la plupart du temps la messe ou la famille. Mais ses nombreux frères, eux avaient des amis qui venaient les voir chez eux. Elle tomba amoureuse de l’un d’entre eux, qui faisait ses études à l’Ecole Normale. Il avait un grand front et les yeux qui brillaient. Il venait des montagnes et avait le verbe chantant. Parfum discret et soupçon de rouge à lèvres sur la bouche timide. Premier baiser, volé au coin de la vieille maison créole de ses parents, premier frisson d’amour.
Elle l’épousa en trente trois. Elle avait vingt deux ans. Son voile de mariée recouvrait ses cheveux, maintenus par un diadème à la mode à mi-front. Elle était belle. S’en suivirent vingt années de ce qui fut son bonheur. Découverte de la maternité, joie d’avoir une maison simple mais coquette, plaisir du jardin, de la couture, des rencontres familiales, joie de se promener en voiture en famille, d’avoir l’électricité à la maison, de faire deux voyages en France par bateau et même celle d’avoir une belle maison créole à St Denis. Le plus grand de ses bonheurs restant celui de voir ses enfants réussir à l’école, qu’elle avait si peu fréquentée, elle même.
La seconde tranche de vingt ans vit son malheur. Le père de ses enfants mourut subitement à quarante trois ans. Continuer la route sans lui, très longtemps vêtue de noir. Être économe, car la situation matérielle n’était plus la même. Vendre la jolie maison créole aussi car les réparations étaient au-dessus de ses moyens. Mener la barque des enfants à bon port. Veiller à ce qu’ils aient une situation et partir, enfin, quand ce programme fut accompli. Juste à la dernière de ces vingt années. Juste quand la petite dernière a eu son premier emploi. Les quatre- vingts tiges de pluies d’or, qu’elle avait comptées une à une avec soin quelques mois auparavant fut son dernier trésor.
Mal à l’aise avec les chiffres, avec lesquels elle s’est battue pour faire vivre ses enfants, elle a su les combler d’amour, sans compter.
Si j’ai conté son histoire, semblable à celle de beaucoup d’autres femmes d’un temps désormais révolu, c’est par ce que je l’ai connue et que j’ai voulu rendre hommage à sa vie difficile mais digne, tissée de bonheurs simples glanés au fil des jours…
(image Flickr)