DIX-MOTS 13 (5)
Le mot du jour:
Visage contre visage
Il faut se regarder
Sans ciller, sans sourciller
Ah, le mariage…
Vie contre vie, à vie
Il faut s'enamourer
S'enlacer, sans se lasser
(Anick BAULARD)
Le texte du jour:
LE MOULIN Á PAROLES
Par delà l’étroite ruelle qui nous sépare, je les entends. Elle est arrivée un peu avant Noël. Elle a l’accent de l’île voisine… .
Il y a plus de trente ans, j’avais surpris la conversation de deux professeurs assis derrière moi, un jour de rentrée. Deux hommes, célibataires : « Pourquoi n’essaies-tu pas une mauricienne ? Les filles de là-bas sont plus dociles ». Propos de professeurs, d’éducateurs…
Mais revenons au voisin. Il a vécu – toujours en me fiant aux échos qui me parvenaient – un mariage tumultueux avec son ex femme : beuveries, injures, coups… Et puis, la séparation et le calme revenu dans la maison d’en face. Les enfants se sont dispersés, chacun de son côté.
Et cette nouvelle femme, la voilà donc installée à demeure. Pour quelques jours ? Quelques semaines ? Qui peut le prédire ? Comment s’étaient-ils connus ?
Avaient-ils eu le coup de foudre via internet ? L’avait-il rencontrée lors d’un séjour touristique ?
Dès le début, je me suis demandé comment il pouvait la supporter : un vrai moulin à paroles ! Je ne sais pas si leur flot s’interrompait en mon absence… En tout cas, dès que mes oreilles se trouvaient à proximité, elles s’emplissaient des propos lénifiants de la nouvelle voisine.
D’une voix douce, douce, elle parlait de pardon, de paix intérieure, de la nécessité de penser à soi, etc. je me suis même dit que ce devait être là une psychologue à domicile (comme il y a des coiffeuses à domicile), colportant de maison en maison, son aide psychologique apaisant les âmes tourmentées. Dieu sait qu’il y en a tant par les temps qui courent et, à tout prendre, s’adresser à un psy c’est toujours mieux que se bourrer de cachets roses ou bleus afin de surmonter son angoisse existentielle.
Parfois aussi, elle avait l’air de lui faire la morale, de le chapitrer sur les aléas de sa vie conjugale ratée : un vrai couple, disait-elle, doit constituer une équipe solide, apte à protéger le partenaire en cas de coups durs… la vie à deux, c’est comme un atelier, il faut apprendre à se connaître, à s’accepter…
Bon ! On peut aussi imaginer que ces conversations n’étaient qu’une fiction théâtrale, destinée à moi seule, qu’elles étaient du domaine du virtuel. On peut imaginer le couple guettant mon arrivée sous la véranda et s’installant illico autour d’une table, en vis-à-vis, tels deux acteurs chevronnés et débitant leur dialogue… un monologue plutôt, celui de la voix féminine intarissable, le voisin lui jouant le rôle de faire-valoir.
Au fil des jours, le ton changea, prit un tour moins suave, moins chaleureux. La belle – mais, était-elle belle ? Jeune ? Sa voix la cataloguait « d’un certain âge » - avait-elle épuisé tous ses préceptes de sagesse de pacotille ? Sa douceur s’était-elle ébréchée aux aspérités du quotidien à vivre à deux ?
Elle devait bien s’occuper – ne serait-ce que partiellement – du ménage, de la cuisine. Ah ! La cuisine ! C’est là que se mijotent les frustrations, les rancœurs qui finissent par exploser comme ces marrons mis à griller lorsqu’on oublie d’en fendre la coque. Choc culturel le plus criant, le plus rédhibitoire que ces différences entre savoir-faire de cuisiniers !
- Ah ! Non ! Chez nous on ne met pas de tomate dans le cary de poulet.
- Ma grand-mère ajoutait toujours une pointe de gingembre
- Vous, les réunionnais, vous faites trop cuire le poisson
Etc… etc. les expressions acides se multipliaient… de quoi engendrer des aigreurs d’estomacs, à n’en pas douter.
Jusqu’à ce dimanche matin où, me semble-t-il, les choses s’enveniment carrément : la discussion se fait âpre. La voix de la femme monte dans les aigus, prend une tonalité désagréable mais aussi hésitante comme quelqu’un sur la défensive.
Sa voix à lui, au contraire, a gagné en assurance ; elle devient plus brutale, plus offensive, voire insultante.
On entend remuer des meubles, claquer des portes, grincer des tiroirs.
- Non ! dit l’homme, péremptoire. Ils ne viennent pas d’ici, ces deux cancrelats. C’est toi qui as dû les ramener de Maurice dans un de tes pantalons.
Sa voix à elle, qui a perdu toute conviction, pleurniche :
- Oh ! Je suis sûre qu’il n’y avait rien dans mes vêtements. D’ailleurs je me garde bien de mettre des biscuits ou autre aliment dans mes poches.
L’autre, s’entête, hausse le ton :
- Si ! Ça ne peut venir que de toi. Chez moi, c’est clean. Je pulvérise régulièrement les moindres recoins au Super Tiésèt-toufkatorz.
Elle, suppliante :
- Qu’est-ce que je fais alors pour mon pantalon ?
- Jette-le.
- Quoi ? Ça c’est le bouquet ! Tu ses me demander de le jeter, mon unique pantalon en soie… qui m’a coûté les yeux de la tête… Je ne peux pas faire ça. Je vais le replier dans ma valise.
Il persifle :
- Que veux-tu ! Lorsque l’on voyage, on emporte toujours un peu de son pays… à la semelle des ses souliers… ou dans les plis de son pantalon ! Là, je te dis que ce sont des cancrelats mauriciens !
Le soir même, elle a repris l’avion, je crois. Je ne l’entends plus. Le silence est revenu par derrière la clôture. Sur le muret, deux cancrelats (réunionnais ? mauriciens ?) se poursuivent sur ma collection de galets cœur.
(Monique MERABET, 12 Février 2013)