Faux départ (IV)
(Monique MERABET)
Il avait l’air tout réjoui, mon père, ce soir de Juin 1965. La joie illuminait ses yeux. La joie et sans doute aussi le petit rouge de trop dont il était coutumier.
Malgré l’heure tardive, il avait exigé que ma mère réveille toute la maisonnée. Nous étions déjà dix frères et sœurs à l’époque : la smala d’Abd-El-Kader, ironisait l’assistante sociale lors de ses visites.
Moi j’étais en permission : ma première perm d’engagé dans l’Armée Française. J’avais retrouvé sans grand plaisir les murs délavés du bloc qui abritait la famille, les trois chambres où s’agglutinaient les lits superposés, les caves vandalisées et la marmaille bruyante, agressive qui courait sur le parking…
L’armée avait présenté pour moi la porte de salut, la seule échappatoire à l’usine qui attendait les « bâtards » comme nous, affublés d’un prénom musulman… ce qui ne nous évitait pas par ailleurs l’épithète de « gaouris » de la part des « vrais arabes ». Ma mère d’origine bretonne, était fière de voir son aîné intégrer les rangs de l’Armée Française où – elle n’en doutait pas – mon intelligence me propulserait au plus haut grade. Mon père, lui, avait signé mon engagement mais ne s’en vantait guère.
Ce soir là, devant la famille rassemblée bon gré, mal gré, mon père souriait de toutes ses dents, de tout son regard, lorsqu’il nous annonça la bonne nouvelle :
- Lucette (il prononçait Licette), dans un mois jour pour jour, on prend le bateau à Marseille. On part. Tu peux commencer à faire les paquets.
Ma mère sursauta. De saisissement, elle faillit laisser tomber Aziza la petite dernière qu’elle berçait dans ses bras.
- Partir ? Où ça partir ?
Sûr de lui, mon père plastronna :
- On part là-bas, là-bas dans mon pays ! Mon pays libre maintenant !
- Tu veux dire… en Algérie ? Mais tu es fou, Kader ! Ils ne nous laisseront même pas entrer. On est Français.
Mon père éclata de rire, la prit par la taille et la força à le suivre dans un pas de danse improvisé.
- Français ? Non ! C’est fini la France ! Je viens de rendre ma carte d’identité française aux gendarmes.
Fièrement il exhibait un carton vert couvert de calligraphies arabes.
- Regarde ! J’ai la carte Algérienne maintenant !
Maman était effondrée. Les enfants qui avaient sommeil, comprenaient bien à voir son expression que quelque chose clochait. Ils commençaient à s’agiter.
- Les enfants… Ils ne parlent même pas un mot d’arabe… Et Samia qui va passer son bac. Et Moktar…
Mon père balaya les objections d’un ton péremptoire.
- Fais taire cette « brèle » dit-il en désignant le bébé qui s’était mis à couiner. Et toi, femme tais-toi aussi ! tu n’y entends rien…
Dans son euphorie, il retrouvait le ton de commandement des mâles de son clan. Là-bas ce sont les hommes qui savent. Ce sont eux qui font la loi.
Et il parla, parla… Nous n’avions pas l’habitude de l’entendre aligner autant de phrases d’une même haleine. Ce flot de paroles qui jaillissaient du plus profond de son être donnait à son discours des accents lyriques.
Il allait retrouver ses cousins, ses oncles. Ils ressouderaient la tribu dispersée des Ouled Bakti…
Il déroulait pour nous la vie pastorale et austère qu’il avait connue autrefois avant de rejoindre l’armée de libération rassemblée par le général De Gaulle (il se disait d’ailleurs « degaulliste »). Puisque cette existence lui avait convenu, elle nous conviendrait aussi. Il balayait de ses pensées les transformations qu’avait connues l’Algérie après toutes ces années de conflit ; il faisait fi aussi des bouleversements des mentalités marquées par tant de luttes fratricides. Il ne réalisait pas qu’il n’avait pas sa place dans la nouvelle république, lui qui avait choisi la France et ses mirages…
Il parlait. Et chacune de ses paroles l’éloignait de ces années d’humiliation où, pour survivre, il s’était coulé dans le moule des « bons Français » qu’il côtoyait : « Cigarettes, whisky et p’tites pépées », fredonnait-il. C’est à cela que se résumaient pour lui les bienfaits de la civilisation.
Chacune de ses paroles le rapprochait du Djebel, de l’oued que se disputaient deux douars adverses, de l’espace infini de sable et d’azur, du petit garçon qui dévalait les pentes, agrippé à la crinière du cheval du vieux Lounès, de l’énorme meule que faisait tourner inlassablement un âne gris aux longs cils qui le fascinaient tant… L’amour de sa terre natale lui revenait d’un coup, intact, magnifié peut-être par ses années d’exil.
Chacune de ses paroles faisait voler en éclats l’assujettissement du travail pénible, d’usine en usine, l’ostracisme dans lequel on le tenait lui, le libérateur qui avait défilé avec le Général Leclerc comme s’il n’avait été qu’un étranger, un « bougnoule »… tout cela en dépit des ses habits « chics et magnifiques », de ses efforts pour s’intégrer.
Nous l’écoutions sans rien dire. Les plus jeunes s’étaient rendormis sur le canapé. Les autres, médusés ne pouvaient croire que tant de bouleversements viendraient bousculer leur existence.
Je me laissais gagner par une sorte d’envoûtement, hypnotisé par ces mots, ces cris plutôt qui fusaient des lèvres paternelles. J’étais le seul de la fratrie à être né là-bas et j’avais souvent rêvé de découvrir cette terre natale dont bien sûr, nous étions bannis. Mais en fait, je n’étais pas vraiment concerné. J’étais majeur et de par mon engagement, je ne pouvais répudier la nationalité française.
J’observais ma mère. Elle était livide. Elle non plus ne pouvait croire en cette catastrophe annoncée. Depuis 1962, elle en avait vu tant de ces familles voisines parties dans l’enthousiasme pour leur véritable patrie… revenir dans la clandestinité quémander un quelconque petit boulot. Là-bas, le pays libéré n’avait que faire d’eux, de ces « renégats ».
Hébétée, impuissante, elle caressait machinalement son ventre où nichait déjà le onzième petit « panaché ».
C’est le lendemain qu’il y eut cet accident de cubilot renversé à l’Aciérie Bouvier. Mon père fut sauvé de justesse mais il resta immobilisé pendant de longs mois et ne s’en remit jamais complètement. Son merveilleux voyage n’avait duré qu’une nuit.
Mes frères et sœurs ont changé leurs prénoms trop « arabisants ». Je m’appelle toujours Moktar. Peut-être en souvenir de l’éclat des yeux de mon père
cette nuit-là.