Faux départ (V)
FAUX DEPART
(Brigitte LASCOMBE)
Tous les 28 du mois se déroulaient selon le même rituel.
Ma mère, le repas de midi à peine achevé grimaçait, portait les mains à son cou comme pour le libérer d’une corde imaginaire, palpait son cuir chevelu pour y détecter l’origine d’une migraine naissante et sou-pi-rait.
Elle soupirait, exhalait plutôt un soupir à fendre l’âme de la brute la plus vile de la terre, à retourner le cœur de la brute familiale, mon père en l’occurrence qui lui faisait face sans broncher.
Ma sœur et moi ne pipions mot, terrorisées. Allait-elle mettre ses menaces à exécution ?
La scène se répétait, on en connaissait chaque geste par cœur.
Elle pliait sa serviette consciencieusement, sans un regard pour la bouteille déjà vide qui entachait la table, sans un regard pour la barbe broussailleuse qui mangeait les joues de l’autre, sans un regard pour les yeux injectés de rouge qui la scrutaient sans complaisance. Elle se levait pour desservir, ranger, nettoyer, laver la vaisselle, essuyer, balayer.
Nous, on regardait ses mains, de belles mains fines usées par les travaux ménagers, de belles mains douces qui, si elle nous abandonnait, ne caresseraient plus nos boucles avant la lecture du soir, de belles mains tremblant de passer à l’acte pour préparer la valise et ouvrir la porte vers un ailleurs sans retour.
On larmoyait, mais, elle les yeux dans le vague boutonnait son manteau ou défroissait sa robe selon les saisons.
Elle ne se pressait pas car l’omnibus de 13 heures30 n’était jamais à l’heure.
-Je pars, mes chéries. Soyez sages. Votre père est là, n’ayez crainte, chuchotait elle d’une voix éraillée en nous baisant le front. Je vous aimerai toujours.
Et sur ces mots définitifs, la tête haute, l’air méprisant, sans se préoccuper du poivrot qui vidait son litron sans vergogne affalé sur la table de cuisine et entamait déjà la paye du mois, elle nous quittait.
-C’est rien ça les filles ! hoquetait notre père pour nous rassurer. Ouste à l’école et que ça saute !
Délaissant la table, il s’en allait jeter à la poubelle son cadavre de bouteille et surtout s’éclipsait dans la cour pour suivre des yeux la silhouette sombre qui s’enfuyait.
Pas une fois, il n’a essayé de la rattraper, de promettre, de s’excuser, de changer. Pas une fois.
-C’est un faux départ, rajoutait il pour se persuader de son bon droit.
Nous, à la fin ces départs d’opérette, on en aurait presque ri, si ce n’est le pincement au cœur éprouvé par le « sait-on jamais ». Effectivement tous ces départs vécus au fil des ans furent de faux départs.
Et pourtant aujourd’hui, on s’inquiète ma sœur et moi, on panique même du haut de nos dix ans, car hier est passé et ELLE n’est pas revenue.