Faux départ (VI)

Publié le par Monique MERABET

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(image Flickr)

 

16/11/2009

 

L’anniversaire de grand-père.

(Yasmine SARTRE)

 

Je m'étais levé très tôt ce matin-là, et n’allumai pas dans l’appartement où j'avais dormi, à Paris. Je quittai les lieux sur la pointe des pieds. Après, je dégringolai les marches de l'escalier vide. Mes pas résonnèrent sur le carrelage froid. Je ne sus pas pourquoi, mais tout d’un coup, j’eus la bizarre impression de prendre un faux départ. Ca m’effleura l’esprit. Mais je n’y prêtai pas plus d’attention que ça. En fait, j'accélérai le pas.


En débouchant sur la rue, je remarquai qu'il faisait toujours nuit : les lampadaires brillaient toujours. Mais oui, nous étions en décembre ! Un froid vif me transperça aussitôt les os. Je m’engouffrai dans la première bouche de métro du coin. Il y en avait une, juste après le bar-tabac qui faisait angle. J'allais à la gare, prendre le train pour Cannes. Je devais y retrouver le soir-même mon grand-père pour fêter ses 80 ans.


J’arrivais dans une gare de Lyon encore déserte. Il était encore tôt. Le guichetier me tendit mon ticket. Je ne vis de lui que sa main. Je compostai et me dirigeai vers ma voiture. Je me hissai dans un wagon désert et à peine éclairé. L’ambiance était feutrée. Je remontai l’allée en examinant soigneusement les numéros : je découvris vite ma place. Je me débarrassai de mes affaires. Mon sac et mon blouson échouèrent sur l’étagère située juste au-dessus. Je m'assis.


Les premiers voyageurs commencèrent à arriver. Ils se plaçaient assez loin de moi. Et comme le compartiment était faiblement éclairé, je ne parvenais qu'à distinguer que quelques silhouettes. Bientôt, le wagon s'éclaira pour de bon. Les voyageurs étaient là, un peu plus nombreux. Je voyais nettement les plus proches.


Il y avait là, une mère de famille avec ses deux jeunes enfants. De temps en temps, une des deux fillettes me regardait. Elle me souriait. Quelques militaires étaient assis ensemble. Leurs baluchons débordaient des paniers. Ils parlaient et riaient fort. Il y avait aussi des solitaires, assis ça et là, aux quatre coins du compartiment. Un homme assez grand, portant une veste marron en velours côtelé, triturait une sacoche de cuir qu’il gardait avec lui. Certains, à peine assis, se rendormaient aussitôt. Ce devait être des habitués qui tenaient à se reposer.


Une sonnerie retentit et le train démarra. Il s’ébranla lentement, très lentement même. J’aime bien ces quelques secondes pendant lesquelles on ignore lequel des deux trains s’en va. Mais pas d’erreur : c’était bien le mien qui démarrait. Pas de faux départ ici !


Le train traversa en silence une ville encore plongée dans l’obscurité, et d’ailleurs, les phares des voitures perçaient encore la nuit. Le jour tardait à apparaître. Je les voyais qui circulaient sous les ponts, ou, d’une façon fugitive dans la perspective des grandes artères. Paris s’éveillait à peine.


Dans le wagon, les gens toussotaient. Beaucoup étaient plongés dans la lecture d'un journal ou d'un livre. Ils étaient silencieux pour la plupart. Quelques uns, comme moi, rêveurs impénitents, fixaient un point imaginaire, droit devant eux, la tête légèrement inclinée. Ou ils regardaient le paysage défiler : on avait quitté Paris depuis un moment. Il faisait jour. On filait droit, vers le sud, la matinée s'annonçait brumeuse.


Vers les neuf heures, un petit soleil timide vint filtrer dans le compartiment. Un peu plus tard encore, un rayon un peu plus tiède vint frapper les champs qui s'étendaient à perte de vue. Il fit un peu plus tiède dans le compartiment.


Nous roulions depuis quelques heures maintenant. Et j'observais toujours les voyageurs qui m’entouraient. Ils étaient là, occupés à manger un casse-croûte. Ca mastiquait ferme. Et c'est alors que je remarquai, là, deux sièges devant moi, un monsieur « d’un certain âge », qui portait une barbe blanche, très fine. Il me faisait face, je pouvais bien le détailler. On aurait pu parler «d'un vieux monsieur ». Mais moi, j’insisterais davantage sur sa dignité que sur sa vieillesse. Je ne l'avais pas remarqué jusqu'ici car j’avais dû m’assoupir un peu. Il avait dû monter entre Nevers et Clermond. Oui, ça me revenait : je m’étais endormi dans ces parages.


L'homme avait l'air très digne donc. On aurait juré qu'il me regardait. Son regard signifiait quelque chose. Mais quoi au juste ? Il m'aurait été difficile de le dire précisément. J'hésitais entre de la bienveillance ou alors, une gentillesse malicieuse... Il me regardait, mais en même temps, il avait l'air de regarder ailleurs. C'était curieux... Il était habillé sobrement, mais il avait une fière allure. Sa présence était comme rayonnante et d'ailleurs, un soleil généreux emplit le wagon. Certains voyageurs enlevèrent leur vêtement chaud.


Pendant tout le temps qu’il resta dans le train, je sentis monter en moi, une curiosité croissante pour ce beau vieillard. Je sentais chez l’homme une grande honnêteté. C’était le visage d’un gentilhomme. Un homme droit et juste. Son regard très clair, disons-le, limpide, suscita chez moi, une sympathie instantanée. Aussi instantanée qu’incompréhensible d’ailleurs. Je m’efforçais de ne pas trahir tout l’intérêt que j’avais pour lui.


Quand je ne détaillais pas les moindres secrets de ses regards et de ses gestes, je lisais, je griffonnais quelques notes, j’observais le paysage défiler par la fenêtre. Mais immanquablement, mon attention se reportait sur cet homme.


Au fil du temps, une chose devenait certaine : plus je le regardais et plus j'avais l'impression qu'il émanait une douceur familière du personnage. Son regard, d'un bleu très profond exprimait quelque chose d'ineffable... Il était là, seul. Assis tout droit, tel un gentleman, sur sa banquette. Et petit à petit, j'en vins à cette évidence : il ressemblait à mon grand-père !


La campagne défilait vite. Car le train avait pris de la vitesse. Un soleil radieux illuminait les champs, les fleuves et les forêts que nous traversions. Le front collé à la fenêtre, j'emplissais mes yeux d'une belle lumière chaude. Le lointain était tout à fait dégagé. Les champs s'étendaient à perte de vue. Une brume, une vapeur rosâtre montait à l'horizon.


Je m'étais replongé depuis quelques minutes dans le « Journal de voyage en Italie » de Montaigne. Je lisais, et de temps en temps, mon regard allait des passagers au paysage qui défilait toujours. Les voyageurs changeaient au fil des arrêts. Des jeunes remplaçaient des vieux. Des petits remplacent des grands et les solitaires, des familles. Le noble chevalier descendit à Lyon ! Je faillis ne pas m'en rendre compte car je m'étais encore assoupi ! Il devait être parti depuis une heure !.... Cette découverte me consterna. Je repensai au vieil homme : c'était drôle, il me manquait déjà.


La fin du voyage fut dès lors particulièrement maussade.. L'horizon s'était bien assombri Le train fonçait désormais vers de lourds nuages gris. La traversée d'immenses dépôts ferroviaires, froids et sinistres, me plongea dans une profonde mélancolie. Le soleil jouait à cache-cache avec les nuages, mais finalement, les nuages toujours plus lourds et toujours plus sombres l'emportaient.


Vers la fin du voyage, on roulait dans un train bondé. J'avais cédé ma place à une très vieille dame qui paraissait malade. Beaucoup s'entassaient comme ils pouvaient dans l'allée et partout où il y avait un peu de place. C'était un entassement prodigieux de personnes et de bagages. Et les passagers avaient tous, l'air renfrogné.


J'allais arriver et pourtant, les dernières minutes durèrent une éternité. Le train se frayait un chemin parmi les averses drues. J'avais refermé mon livre depuis longtemps et mes pensées étaient lugubres. Hier soir, je m'étais couché très tôt, histoire de me préparer pour ce long voyage. J'avais passé une nuit sans rêves. Et maintenant j'avais une hâte folle d'embrasser mon grand-père. Je ne l'avais pas vu depuis si longtemps.

Après Marseille, la pluie fouetta sévèrement les vitres du compartiment. Il faisait presque nuit, pourtant il était à peine cinq heures ! Nous traversions un cauchemar de banlieues détrempées, dans une pénombre sinistre. Le béton ne m'avait jamais paru aussi sale. Les immeubles qui se succédaient, m'étouffaient ! Les rares pavillons avec leur jardinet défilaient dans une terrible grisaille.


Je sortis de la gare de Cannes sous une pluie battante. Je sautai par-dessus d'immenses flaques d'eau qui encombraient le trottoir pour traverser la rue. Les lampadaires étaient allumés car il faisait nuit maintenant.


Finalement, je poussais la porte de l'appartement de mon grand-père vers dix-huit heures, trempé jusqu'aux os. J'avais froid. Quand ma grand-mère m'ouvrit la porte, je vis tout de suite qu'elle venait de pleurer. Ses yeux étaient rouges. Je réalisai instantanément que mon grand-père était mort. Il venait de mourir dans l'après-midi, vers trois heures. Ma grand-mère était seule avec lui, complètement anéantie.


Un vieux monsieur était étendu sur son lit de mort. Le teint d'une blancheur diaphane. Sa barbe n'avait jamais été aussi. fine et blanche Ses traits étaient ceux d'un homme tout à fait serein. Ses yeux fermés, lui donnaient un air très digne.

 

Publié dans Faux départ

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J
<br /> Merci de ta critique.<br /> <br /> Tu as très bien compris mes intentions.<br /> <br /> Voilà des textes qui "collent" parfaitement au sujet proposé. L'animation littéraire est aussi de qualité.<br /> <br /> Amitiés.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> Coucou Yasmine<br /> Belle atmosphère d'étrangeté dans ton texte! Nous voilà plongés dans une histoire fantastique. Et le déroulement si lent de ce voyage en train dans une brume de temps en suspension est bien rendu<br /> par ton écriture.<br /> <br /> <br />
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