La couverte de coins (bis)
(image lickr)
LA COUVERTE DE COINS
(Monique MERABET)
Pour l’hiver qui viendra, qui sonne déjà à ma porte, qui sera rigoureux, qui sera long peut-être, je n’aurai pour seul refuge à l’heure des feuilles mortes, que ce jardin d’Arlequin, cette couverte de coins : des carrés de guingois assemblés à l’emporte-pièce par mes doigts maladroits, point d’épine, point de croix, d’un fil grossier et rêche.
Bien au chaud sous mon manteau, je contemplerai chaque reflet de ma vie comme à travers un miroir voilé, derrière les carreaux des souvenirs ternis : la chatoyante soie des fleurs de canne qui dansent dans l’alizé chantant, le satin écarlate d’un flamboyant, le tulle des eaux claires, du pastel des cascades, les broderies légères de la mer en mouvance berçant les rêveries de l’enfance.
Au hasard des trames disparates je grappillerai les petits bonheurs entre parenthèse :l’organdi des robes de fête, la moelleuse finette des soirées-devinettes sous la clarté diaphane de la lampe à pétrole auréolant de suie le plafond.
Je découvrirai un fragment damassé de la nappe des jours de l’an, la solide popeline des travaux journaliers, des traditions, des rites qui enracinent les mythes au plus profond de l’inconscient.
Je retrouverai aussi sans doute, les chiffons découpés aux vieux mouchoirs encore tout imbibés des chagrins, des déroutes ; et tous ces lambeaux arrachés à la misère du monde, couleur de sang qui rouille, couleur de nuit, couleur de cendre ; et la peau de chagrin rétrécissant sans cesse, des heures de tendresse, et le tissu élastique, métastases prolifiques, qui se distend chaque jour d’une nouvelle tombe, d’une nouvelle croix.
La doublure kaki des soirs de lâcheté qu’on a honte de montrer, transparaîtra par endroits sous la fine batiste des pieuses pensées qui s’effilochent, se délitent, ces accrocs persistants faits aux beaux sentiments, qu’on a beau ravauder, qui laissent toujours passer comme à travers le trou d’une poche, le laid, le moche.
Mais avant que ne s’achève mon tapis de mendiante, j’y broderai mes rêves d’un fil d’argent : au point de tige, au point de fleur, j’ensoleillerai les toiles mortes de l’or des chrysanthèmes ; je recouvrirai les pièces fatiguées jusqu’à la corde, de rimes en festons, de poèmes, de chansons.
Je changerai la doublure racornie pour un doux molleton de duvet fleur millet ou cane Manille.
Alors, l’humble couverte de coins se fera oreiller, se fera édredon, se fera piquette* de l’innocence épargnée.
Elle m’enveloppera dans sa nasse comme un enfant qui dort ; elle m’offrira la châsse de ses mille trésors.
*piquette: terme créole désignant un petit tapis rectangulaire en coton doublé , les piqûres à la machine pour faire tenir l'ensemble y dessinaient des motifs artistiques. La piquette servait à protéger les vêtements de la personne qui tenait le bébé sur ses genoux, les protège-couches en plastique, n'existant pas à l'époque.