La vieille dame qui ne voulait plus marcher
à maman qui nous a quittés , il y a trois ans...
vingt-trois octobre
partir pour le printemps
des frangipaniers
LA VIEILLE DAME QUI NE VOULAIT PLUS MARCHER
Son espoir à elle était comme un oiseau aux ailes d’améthyste, au chant de pinson triste que néglige l’écho. Demi-deuil pour la vie, son espoir avait la couleur du désespoir.
Chaque soir, elle s’endormait, recroquevillée sous sa couette, avec l’espoir de ne plus se réveiller, l’espoir que la vie aurait enfin déserté son vieux corps noueux mis à mal par des kyrielles de soucis : cette carcasse usée, si fragile… si douloureuse surtout. Mais toujours présente.
Ne pas se réveiller. Laisser un dernier souffle funambule perdre l’équilibre et s’enfouir dans les profondeurs de la nuit.
Échapper au temps qui ronronnait, narquois, au creux de ses cellules. Ne plus lui servir de jouet : souris qu’il s’amusait à blesser entre ses jours et ses heures, qu’il égratignait un peu plus profondément à chaque fois, lui refusant cependant le miséricordieux coup de grâce.
Les nuits berçaient ses espérances jusque dans la trame de ses cauchemars : des tournées ininterrompues de cimetières où défilaient les chers visages disparus ; une longue liste sur laquelle elle occupait la dernière place.
Hier, elle s’était réveillée, son espoir tout ragaillardi. Elle avait rêvé de son mariage – il y a si longtemps – mais sa robe de mariée était toute noire : un habit de deuil ! Elle y avait cru. C’était sûr, la fin du voyage était proche.
Elle avait vie déchanté. Une légère pression sur son épaule. « Maman, réveille-toi. L’infirmière sera bientôt là. » Son plus cher espoir n’était qu’un faussaire l’éblouissant de son fard, un clip publicitaire, un néon pour ses nuits.
Car chaque main, la vie reprenait possession de sa carcasse mitée. La mort n’avait pas voulu d’elle, pas encore. La mort préférait sans doute faucher le blé en herbe, comme ces deux enfants arrachés à son amour de mère, une douleur inapaisée plus de soixante ans après.
Alors, chaque matin, elle rebâtissait son Espoir, fort et dru. Elle comptait les ans, les jours, les minutes… un nombre impressionnant d’instants déjà derrière elle. Et devant, il y avait fatalement l’ultime halte, le terminus. Mais qu’il lui était long, ce parcours !
Hélas ! Tel un visiteur de passage, un visiteur trop pressé, l’espoir finissait toujours à l’échouage sur l’écueil d’un réveil toujours recommencé, la laissant sur les rivages quotidiens d’une journée, encore. Telle l’épave d’un voilier naufragé.
Pourtant, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour fortifier cet espoir précaire, pour le garder chevillé à ses vieux os.
Elle le nourrissait de prières. Elle priait d’ailleurs surtout pour les morts comme si elle tenait à forger de solides chaînes qui la lieraient à eux, des chaînes que, ni l’instinct de survie, ni l’amour que lui vouaient les enfants, ne saurait délier.
Pour le vivifier, elle avait pris soin de se détacher de tout ce qui l’avait passionnée autrefois : les fleurs, les oiseaux et toutes ces tâches de couture qu’elle aimait tant accomplir.
Sa vue, son ouïe, déficientes, étaient ses meilleures alliées dans cette tentative de complet détachement. Elle avait accepté sans se plaindre de n’être plus que ce fardeau, ce poids faussement mort. Et son espoir se lestait des vœux qu’elle formulait pour la délivrance de ceux qui s’occupaient d’elle.
quatre-vingt-quinze ans
et la lumière chancelle
sur le long chemin
Elle avait accepté de n’être plus que cette infinité de pas minuscules qui la menaient du lit au fauteuil, du fauteuil à la salle de bains. Quelques mètres de carrelage qui prenaient l’allure d’un chemin de croix. Elle les parcourait, courbée vers cette terre qui l’accueillerait bientôt. S’il n’eût tenu qu’à elle, elle se serait couchée là, pour attendre…
Combien de pas de fourmis pour parcourir un mètre ? Combien de pas de tortue traînant cette si pesante carapace d’années ?
Á sa mémoire affleuraient alors des bribes de fables qu’elle avait apprises à ses petits élèves et qu’elle était fière de pouvoir réciter dans leur intégralité, il n’y a guère. Elle retrouvait aussi les énoncés absurdes d’une collègue dont les problèmes débouchaient sur des solutions abracadabrantes : combien de millions de pas pour atteindre le lavabo, là-bas ?
Quelle étonnante mémoire ! s’extasiaient les visiteurs. Á quatre-vingt-quinze ans, c’est formidable !
Oui, elle avait une bonne mémoire. En égrenant son chapelet de solitudes, elle retrouvait la piste de prières, de poèmes appris à l’école de sa lointaine enfance. Et tous les épisodes de ces vies qui s’étaient mêlées à la sienne : son mari, ses parents, son frère, les compagnes de son jeune temps, les amies… tous partis avant elle.
Á quoi tout cela pouvait-il lui servir ? Juste à rallonger cette trop longue attente, cette mésattente. Parfois elle rêvait qu’une chape d’oubli vienne balayer ses souvenirs ; elle regrettait son implacable lucidité, juste bonne à lui faire prendre conscience de son humiliante dépendance.
corps en fin de bail
une âme à rendr
excellent état
Ah ! Qu’elle puisse enfin se libérer du qu’assujettissait sur ses épaules cet espoir dérision, cet ectoplasme bizarre de la grande illusion.
Elle finissait même par se dire que c’était justement cet espoir du départ qu’elle nourrissait de plus en plus ardemment, que c’était cette espérance qui était le principal obstacle à sa réalisation : le serpent qui se mord la queue…
Ne dit-on pas que l’espoir fait vivre ?
Elle cessa d’espérer par un tranquille après-midi d’octobre.
son souffle funambule
sur un fil ténu
trop court soudain
ses yeux clos
sur une vie secrète
pour elle seule
la chambre vide
au bout du couloir
tous ses petits riens
(Monique MERABET)