LAMBREQUINS ET VIEUX BARDEAUX (21)
LE DESTIN D’ÉMILIE 2
Hélas ! En ce moment, je perçois autour de moi d’inquiétantes vibrations de mauvais augure. Mes petits, eux aussi, sont inquiets. Je les ai entendus discuter, il n’y a pas longtemps ; je n’ai pas tout compris de ce qu’ils disaient, mais, c’est sûr, un danger plane sur nos têtes.
Et on ne m’ôtera pas de l’idée que la venue de cette aventurière en est la cause, cette étrangère qui risque de semer la zizanie dans notre petit monde !
J’ai ressenti la colère de Vanessa l’autre jour, le désarroi des autres… Et mon pauvre Arthur qui se précipite, tête baissée, dans le panneau de l’intrigante !
Vous voulez que je vous dise ? Je ne l’aime pas cette Héloïse.
Pour commencer, je déteste cette façon qu’elle a de traiter sans ménagement mon auguste personne.
Au lieu de s’extasier comme tout un chacun sur mes beautés présentes et à venir – lorsque la restauration sera pleinement accomplie – elle, elle m’ausculte, me tripote, prend mes mesures en longueur et en largeur, estime mon volume, compte les nœud de mes lambris, les clous de mon bâti, les lattes des parquets, les carreaux de mes fenêtres. Puis, elle note ces chiffres dans un petit carnet : on n’a jamais rien vu d’aussi grotesque !
Á me voir ainsi dénombrée, démantelée, désossée, je me sens réduite à un vulgaire tas de planches sans grâce ni noblesse.
Et ce vocabulaire qu’elle utilise pour me désigner ! Quel irrespect !
Elle n’a que soubassements, emmarchements, volumétrie symétrique, homothétie, attiques, jambes de force et autres modénatures à la bouche… Un jargon incompréhensible à tout être sensé. ! Modénature ? Est-ce que j’ai une tête de modénature ?
Que penserait-elle, cette péronnelle si, au lieu de lui prodiguer les compliments habituels sur sa silhouette – qui, soit dit entre nous, est des plus communes – on la scrutait jusqu’au fin fond du squelette et qu’on lui jette au visage la densité minérale de son radius, la flexibilité des fibres de ses muscles, le taux de mélanine de ses tissus… ?
S’il n’y avait encore que la fille ! Mais elle traîne dans son sillage malsain une sorte de boudin à pattes, une créature grossière et malodorante. Et insolente, avec ça ! Dès que les humains ont le dos tourné, l’inconvenante créature lève la patte sur les fanjans de capillaire qui ornent ma varangue. Quel culot !
Non, mon instinct ne me trompe pas. Cette Héloïse, c’est le loup dans la bergerie, la papangue dans le parc-poule ; elle ne nous apportera que malheur et désolation. J’ai flairé en elle un être malfaisant, comme j’avais pressenti, naguère, le rôle néfaste de Mathilde dans le destin d’Émilie.
Émilie ! Ma pauvre tourterelle !