LAMBREQUINS ET VIEUX BARDEAUX (6)
(dessin Huguette PAYET)
MÉMOIRES D’UNE VIEILLE CASE CRÉOLE 1
Jamais plus, avais-je pensé, jamais plus je ne me laisserai aborder par ces êtres sans foi ni loi qui m’avaient lâchement abandonnée ; jamais plus je ne me prêterai à leurs agissements matérialistes d’humains du vingtième siècle… à moins que ce ne soit du vingt-et-unième ?
Ma mémoire perdait le fil du temps à force de se ratatiner dans sa stérile solitude sous ma coiffe de dentelle encore intacte.
Depuis que la douce Demoiselle Émilie s’en était allée, mes portes et mes fenêtres s’étaient closes à tout jamais sur mon chagrin et mon désarroi. Après qu’une trâlée d’héritiers chicaniers se fut disputée les guéridons aux riches marqueteries, aux pieds chantournés, les escouades de fauteuils cannés qui paradaient sous mes multiples varangues, les délicats bibelots que je portais comme une parure de joaillerie, je m’étais retrouvée complètement mise à nu. J’avais bien compris alors que j’étais exclue de leur vie, que je n’intéressais plus personne.
Et pourtant ! Si vous m’aviez vue aux heures de gloire, trônant tel un diadème sur les terres du Marquis de Chabrier qui s’étendaient, suivant les conventions de l’époque, « du battant des lames au sommet des montagnes ».
J’apparaissais comme une île enchantée, flottant sur l’océan de nacre et d’émeraude des champs de canne.
Á cette époque, je m’imaginais naïvement que le monde se réduisait à ces quelques poupées aux joues roses et lisses, à ces bonnes manières standardisées, à ces conversations stéréotypées, à ces fêtes qui remplissaient mes salons de soyeuses silhouettes se pavanant au rythme sage de danses guindées.
J’accordais peu d’attention, il faut bien le reconnaître, au menu peuple de serviteurs et d’esclaves qui occupaient d’insalubres cabanons tenus hors de mon aristocratique perspective, aux confins du domaine. Pourtant, dès que « l’étoile de quatre heures » faisait son apparition, ils accouraient pour me servir, me bichonner, m’astiquer jusque dans les moindres recoins.
Je ne voyais pas leur misère ni les liens qui les assujettissaient.
Je ne VOULAIS PAS les voir ! Même lorsque le fouet laissait sa sinistre marbrure sur les peaux suppliciées ; je fermais les paupières sur l’infâmante scène qui se déroulait pourtant à deux pas de ma véranda principale sous le flamboyant.
Je fermais les yeux… et les oreilles afin de ne pas entendre les sanglots des mères,les cris de douleur et de rage franchissant la barrière des dents serrées.
J’étais aveugle et j’étais sourde !
Maintenant que mon âme dessillée s’est ouverte à la compassion, je me sens quelque peu honteuse et je réalise combien mon indifférence était injuste à leur égard.
Á bien y réfléchir, c’est aux efforts de ces parias anonymes, c’est à la sueur suintant de leurs muscles douloureux, creusant, halant, défrichant, ahanant sous les lourdes charges, que je devais mes planches et mes poutres arrachées à une lointaine forêt.
C’est à leur souffrance que je devais l’alignement des jardins impeccablement dessinés qui me donnaient l’apparence d’une demeure princière.
Et comme je m’enorgueillissais de m’entendre nommer : le CHÂTEAU CHABRIER !
Le château… Que de temps s’est écoulé, depuis !
... à suivre