Les dix mots (5)

Publié le par Monique MERABET

 

Ainsi soit-il…

(Huguette PAYET)

Au premier plan, assise sur une marche aux riches carreaux vitrifiés décorés de motifs floraux, une femme sans âge, la peau du visage froissée et tannée par le soleil, épluche quelques patates douces de ses mains calleuses  encore bien mobiles cependant.

Son bébé, lové dans les plis  de son sari délavé et pendu à sa poitrine,  lui laboure le sein de ses petits doigts baladeurs, comme pour en activer le lait.

La mère fredonne interminablement le même air de berceuse, comme un mantra entre ses dents tachées du jus brun de l’herbe qu’elle mâchonne sans y penser.

Elle zappe totalement sur les mouches collantes qui butinent les quelques gouttes de lait perdu autour de la bouche de son enfant, qui a  fini par s’endormir et lâcher le bout de son sein à l’air.

Elle lève la tête de temps à autre vers les lueurs orange du ciel qui annoncent la fin du jour et son couteau s’active sur ses dernières épluchures.

En contrebas  sur la première marche, toute proche d’elle, une petite fille au paletot mal boutonné  et trop court racle de sa cuillère de bois le fond de son écuelle de riz frit qu’elle lèche pour ne rien en perdre. Quelques grains au passage restent collés à ses tresses grasses. Elle ne tarde pas à se frotter les yeux.  On lui déroule sa natte, loin des marches.

Au-dessus des marches, installé sur un vieux tabouret bas, les pieds plongés dans une cuvette à l’émail ébréché, son grand frère, dont le corps semble flotter dans sa chemise jaune, s’applique à décaper à l’aide d’une rafle de maïs la boue séchée à ses talons. Avec des pieds propres la plaque de mousse du soir dure plus longtemps. La consigne est claire.

 Toute la journée il a aidé à la cueillette des mangues dans un verger assez loin de là. Trônant sur la large plaque de marbre centrale  d’un vert sombre, assortie au carrelage,  dans un vieux panier : l’offrande du jour, les mangues mûres, en partage.

Debout à côté de la table de marbre vert, la sœur aînée aux doigts graciles compte une à une les  quelques pièces  de sa boîte métallique. Maigre butin. Jour de galère. Les bracelets de perles qu’elle a patiemment enfilées n’ont pas attiré les foules aujourd’hui…Elle suspend la boîte à une branche de la grande croix noire en fer forgé, finement ciselée et incrustée de pierres de couleur.  Il y a dans sa boîte, juste de quoi acheter demain de la farine de pois chiches pour en faire des ‘’dales poori’’, variante de la crêpe dans d’autres pays.

 Elle prie pour avoir plus de chance la prochaine fois…Après sa journée fatigante, elle  partagera la natte de sa petite sœur tout à l’heure, tout au fond, juste sous le bouquet de fleurs aux cœurs dorés.

Maintenant que la cuisson des patates douces est achevée sur le petit réchaud à pétrole, placé au niveau des marches pour ne pas gêner ceux qui dorment, un bruit de pas qui crissent sur le gravier de l’allée annonce l’arrivée du père. La prière des oiseaux rassemblés sur le grand badamier, en bordure de la route, monte crescendo dans le calme de la nuit qui s’installe, puis peu à peu s’arrête.

Tous quatre, alignés sur les marches, entament les patates fumantes et les mangues, à la lumière d’un poteau électrique proche. Après quelques ablutions rapides dans un seau d’eau fraîche, le mari et la femme tendent un rideau de coton entre eux et les enfants.

L’homme chuchote à sa femme la bonne nouvelle. Il vient de décrocher une promesse d’emploi sur  un chantier. Six mois de travail en vue,  avec promesse de logement à proximité et…le rêve : une école pour les enfants.

Les deux cœurs se mettent à battre dans l’ombre à l’unisson...

 Ils pourraient enfin quitter ce riche tombeau, véritable Cheval de Troie inespéré, qu’un ami, gardien de ce cimetière, leur avait proposé dans leur détresse. Ils louaient le ciel de n’avoir pas escagassé quelque mentor d’un motel de luxe qui aurait pu tomber sur le spectacle de leur misère en compagnie de touristes richissimes visitant ces  lieux, bien connus  pour leurs tombeaux de renom, aussi grands que certaines maisons  toutes proches de là.

Pour un temps, la fin de leur remue-méninges habituel, une fleur d’espérance dans le désert des jours toujours pareils…


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Publié dans Dix mots

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R
<br /> <br /> pour moi aussi c'est la 2 ème, bien que chaque mot éveille en moi l'écho d'une situation.<br /> <br /> <br /> bonne soirée ou plutôt bonne nuit pour toi<br /> <br /> <br /> <br />
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R
<br /> <br /> les dix mots ont donné une belle histoire<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> C'est vrai qu'on pourrait se poser la question: "Les dix mots inspirent-ils vraiment une histoire ou bien essaie-t-on de caser les dix mots dans une histoire qu'on a envie d'écrire?"<br /> <br /> <br /> Pour ma part, c'est plutôt la deuxième voie qui est la mienne sauf, bien sûr, lorsque j'écris un haïku ou un haïbun liés au mot en question. Mais il serait intéressant d'avoir l'avis des autres<br /> auteurs.<br /> <br /> <br /> <br />