Les dix mots (6)
LA STRATÉGIE DU BANANIER
(Monique MERABET)
L’arbre baladeur, l’arbre-voyageur, c’est moi, le bananier. Pas cet autre prétentieux de ravenale qui en jette plein la vue avec ces feuilles démesurément longues sur son tronc maigrelet. Un éventail de « palmes de paon » pour masquer sa nature de simple herbe comme moi : nous sommes de la même famille, celle des musacées. Il les déploie pour faire oublier que sa réputation d’arbre-voyageur (et tout un chacun comprend l’arbre qui voyage) relève de l’usurpation d’identité.
L’arbre qui voyage, c’est moi ! Même si vous ne pouvez pas vous en rendre compte vous les humains. Vous ne percevez ce qui est mobile qu’à l’aune de vos mesures étriquées.
Moi, j’ai l’éternité devant moi. Laissez-moi vous expliquer ma stratégie. Elle est archi-simple et, pour l’élaborer je n’ai pas eu recours à de fastidieuses séances de remue-méninges. Voilà !
Vous m’avez planté un beau matin tout au fond de votre jardin. Ben oui ! les utilitaires c’est toujours au fond ! Vous réservez votre devanture aux jolies fleurs d’un datura ou à ce concurrent cité plus haut. Quel mauvais goût !
Mais je n’en ai aucune aigreur. Dans mon coin, je profite du soleil et de la pluie. Je sais bien que je ne dois pas compter sur vous pour me servir de mentor. Quel jardinier perdrait son temps à bichonner une touffe de bananier ! Ça pousse tout seul…
Vous ne vous souvenez de moi que lorsqu’au bout d’un certain temps je développe un joli babafig tout rouge. Tiens ! La mention du temps allume une lueur d’intérêt dans vos yeux : c’est quoi un « certain temps » ? Et vous vous précipitez sur une encyclopédie, un traité de botanique, ou votre googloïde préféré. Il vous faut savoir combien de jours, de semaines, de mois… sont nécessaires pour qu’un régime de bananes mûrisse.
Qu’est ce que vous aimez quantifier ! Moi le temps, je m’en babats les feuilles !
Mais je sens que votre impatience va crescendo. Vous, ce qui vous intéresse, c’est de connaître la suite… de voir comment je me dépatouillerai de cette situation difficile…
Alors je vais abréger, je vais zapper certaines étapes comme on fait dans les émissions culinaires à la télé où, à peine enfourné, le gâteau sort tout doré, cuit à point.
Vous voilà donc à savourer mes belles bananes bien mûres, bien sucrées… des fig mignone ! Miam !
Une fois le régime coupé, je dépéris. Enfin, c’est ce que vous croyez.
En fait, moi, malin comme un singe, je me suis projeté en un clone parfait, quelques dizaines de centimètres plus avant. J’ai ressuscité. Et, c’est là le sel de la tactique, j’ai avancé. Tel un cheval de Troie qui, en répétant encore et encore la même démarche, finira bien par atteindre l’autre bout du jardin, là où vous avez étalé vos belles orchidées.
Vous avez pigé ? Non ? Pas vraiment…
Ah ! C’est galère de vous expliquer les choses !
Je récapitule : pour passer d’un point A (le fond du jardin) au point B que je souhaite découvrir, JE Premier planté en A, se projette en JE Deuxième un peu plus loin… qui, lui-même migre en JE Troisième encore plus loin. Et c’est ainsi que je me déplace…
Comment ? Vous désirez savoir au bout de combien de JE, je finirai mon périple ? Combien de temps il me faudra ? Et pourquoi pas l’âge du capitaine aussi pendant que vous y êtes ?
C’est que vous commencez sérieusement à m’escagasser, vous savez !
Tout ce que je peux vous assurer, chers petits humains si tatillons, c’est que vous serez morts et enterrés depuis longtemps que moi je continuerai mon escapade aléatoire…
Et puis, si ma façon de voyager ne vous convient pas, je peux vous proposer une variante, celle de mon ami liseron. Ti liane-Ti liane, il s’accroche à tout végétal à sa portée et il suffit d’une bonne pluie pour qu’il couvre une distance respectable de tous les enchevêtrements de ses pousses. En ce moment, il fait une halte autour de moi et m’enveloppe de ses guirlandes de fleurs bleues. Je me sens magnifique comme un arbre de Noël.
C’est beau les voyages.