Lettre à Elise

Publié le par Monique MERABET

Chère Blog B.
Ton émouvant piano désaccordé m'a rappelé ce texte...
LETTRE Á ÉLISE

 

 

 

Mi, Ré, Mi, Ré, Mi, Si, Ré…

Chère Élise, je voudrais bien lire le secret du musicien entre ces notes sibyllines que l’on fredonne comme une tendre comptine. Peut-être bien qu’il te disait le musicien, qu’il te disait… des mots d’amour, des mots velours qu’on répète toujours, qu’il te disait… des mots magiques, des mots cantiques, dans sa lettre en musique.

Mi, Ré, Mi, Ré, Mi, Si, Ré…

Chère Élise, as-tu compris le secret de sa mélodie ? As-tu déchiffré le mystère caché entre ces notes familières ?

Peut-être aussi, qu’elle te disait, sa mélodie, qu’elle te disait… des mots de rien, mots anodins, les mots du quotidien, ou bien encore… les mots tragiques, les mots cyniques, d’un adieu en musique.

Chère Élise, des mots d’espoir se seraient-ils tapis un soir derrière ces croches et ces noires et ces soupirs glissés comme au hasard ?

Il ne nous reste qu’un air qui danse dans nos têtes, de ce secret si bien gardé… qu’un ABC de notes à pianoter…

 

Mi, Ré, Mi, Ré, Mi, Si, Ré (bécarre, ce Ré, bécarre ! je te l’ai répété cent fois ! Allez, petite, recommence…) : Mi, Ré, Mi, Ré, Mi, Si, Ré (Bien ! Continue !)… Mi, Ré, Mi, Ré, Mi, Si, Ré, Do, La…

Moi, je les connais par cœur, ces notes grêles ; je te les ai jouées tant et tant de fois, je te les ai égrenées en prières, en sanglots, en trémolos. Pardonne-moi si je t’importune encore une fois dans ton au-delà.

Pardonne-moi, mais peut-être pourras-tu me délivrer des affres de cette interrogation qui me torture, qui m’étouffe un peu plus chaque jour…

Sais-tu, toi, quel sentiment – l’amitié ? la haine ? l’indifférence ? – a pu accrocher ces épines acérées d’apparence bien anodine aux portées ?

Car, vois-tu, moi aussi je m’appelle Élise, et mon musicien à moi, Jean-Sébastien –il est professeur de piano – m’a quitté un soir de Mai, sans une parole, sans un baiser, sans même évoquer le fallacieux prétexte d’aller acheter le pain ou le journal… Rien ! Si ce n’est cette « Lettre à Élise –FUR ELISE Wo O 59 – bien en évidence sur le lutrin du piano, cette missive qui ne m’était même pas vraiment destinée et dont tu détiens sans doute la clé.

 

Cette LETTRE ! Ses caractères sont gravés dans ma mémoire, en symboles indélébiles de souffrance et d’incompréhension ; ses pages sont écornées, craquelées, tant je les ai tournées dans le vain espoir de décrypter ce message indéchiffrable qu’il m’a légué en partant.

Mais voilà, il est parti et je les interroge encore. Et je t’écris, je t’écris… Mi, Ré, Mi, Ré, Mi, Si, Ré… Je t’écris à en perdre ma raison qui divague au vent de mes pensées, à en perdre toute notion du temps jusqu’à ce que Sœur Marie-Ange vienne me prendre par les épaules :

« Allons, venez, Madame Roman ; c’est l’heure du déjeuner. Venez ! Cela ne sert à rien de vous acharner sur ce piano sans voix qui ne sert plus qu’à la décoration. »

Et puis, face à mon mutisme obstiné, elle ne manquera pas de rajouter en bougonnant :

« Je ne crois pas que ce soit une bonne idée d’avoir accédé à vos caprices ; ce meuble encombrant vous mange toute la place dans votre chambre ; c’est vrai que sa compagnie vous apaise, mais cela ne rime à rien de pianoter dans le vide toute la sainte journée. »

Pauvre béotienne ! Comme s’il était nécessaire de percevoir les sons pour entendre la musique ! Tu le sais bien, toi… Il paraît que ton compositeur était mal entendant.

Mi, Ré, Mi, Ré, Mi, Si, Ré… Un piano muet pour une musique écrite par un sourd : l’existence a parfois de ces ironies !

Toujours est-il qu’il est parti, Jean-Sébastien, qu’il et parti et que je ne sais ni où, ni avec qui…

Et, vois-tu, ce qui m’effraie le plus, c’est que je ne saisis pas ce qui a pu lui passer par la tête, lui que je croyais si bien connaître. Je ne saisis pas ce qu’il a pu trouver de si grave à me reprocher pour ainsi tirer sa révérence sur cette mauvaise plaisanterie, en me punissant par cette sempiternelle « Lettre à Sisyphe » que je recommence chaque jour sans aucun résultat.

Ils disent que ce soir de Mai, ce soir où il n’est pas revenu, ils disent que sa voiture a explosé et qu’il n’en est rien resté.

Ils disent. Mais je ne les ai pas crus.

Ils ont beau me traiter de délirante, de psychopathe obsessionnelle, je sais qu’ils me cachent la vérité. Jean-Sébastien est bien vivant, j’en suis certaine.

S’il était mort, je l’aurais ressenti ; nous étions si proches l’un de l’autre, et je l’aime de tout mon être, presque viscéralement. Et puis s’il avait été victime d’un accident, pourquoi aurait-il éprouvé le besoin de marquer son départ par cette cynique pirouette ?

Il savait bien, lui, que je ne supportais plus cette scie, cette serinette, malmenée, désaccordée par les mains malhabiles de tous ces apprentis pianistes qui venaient s’asseoir dans notre salon tout au long de ces mercredis creux, ces mercredis où je me claquemurais dans ma chambre pour échapper à la lancinante mélodie ; eux aussi, devaient bien la détester à force de la massacrer : Mi, Ré, Mi, Ré (dièse le Ré ! Reprends…)

Aujourd’hui il est parti et c’est moi qui, à mon tour, tente d’apprivoiser la fuyante mélodie qui se dérobe ; c’est ma vie même qui est suspendue au fil ténu de cette antienne monotone.

Parfois je le vois en rêve, Jean-Sébastien ; il me murmure sur un ton indéfinissable : « As-tu déchiffré ma lettre, Élise ? Lis-la attentivement et tu comprendras. »

Mais les notes brèves demeurent immuablement scellées sur leur secret.

Alors, un jour j’ai craqué. J’ai pris des cisailles. J’ai coupé toutes les cordes de cet instrument du diable qui ne savait que me seriner les petites croches narquoises me déchirant le cœur, me crucifiant l’âme…

Puis, j’ai bourré la carcasse inutile de toutes les partitions qui traînaient par là et j’ai craqué une allumette pour voir partir en fumée ces témoins de l’insupportable absence, de l’inexplicable abandon.

Hélas ! Le palissandre était ignifugé et mon autodafé n’a duré que le temps d’un feu de paille. Ils m’ont retrouvée, effondrée au milieu des cendres et des cordes brisées, berçant sur mon cœur la « Lettre », mon seul viatique sur le chemin de l’amour perdu.

 

Et depuis, je rejoue inlassablement sur les touches closes, ces mesures hermétiques : Mi, Ré, Mi, Ré, Mi, Si, Ré…

Je les ressasse dans mon sommeil, jusque dans mes rêves ; et les paroles atones de cette missive impénétrable, je sais qu’elles m’accompagneront dans la tombe, à tout jamais…

Á moins qu’un jour… à moins qu’il ne revienne mon Jean-Sébastien !

Alors je t’écrirai, Élise, je t’écrirai sur le clavier ressuscité, les mots d’amour, les mots velours qui danseront la farandole sous mes doigts allègres ; je te les chanterai comme un alléluia, ces mots magiques, ces mots cantiques : Mi, Ré, Mi, Ré, Mi, Si, Ré…

 

4417094215_fbb032409d.jpg

                                                            (image Flickr)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Echanges entre blogs

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
B
<br /> <br /> Un joli texte à savourer comme une complainte au coin du feu.En amour souvent,il y en a un qui aime plus que l'autre et lorsqu'il part vivre sa vraie vie pas celle d'un musicien-comédien, la<br /> personne délaissée comme Elise se sent flouée.Pourquoi se contentait elle de rester spectatrice et de l'écouter jouer.Il y avait sans doute un trop grand fossé avec le génial musicien.Pourquoi ne<br /> s'est elle pas mise au chant ne pouvant rivaliser sur le piano. C'est ensemble qu'il faut composer.L'amour n'est pas unilatéral ou il n'est pas.<br /> <br /> <br /> Bises<br /> <br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> <br /> Tu fais bien de parler de complainte, Brigitte. A l'origine, j'avais écrit une chanson et j'avais suivi la mélodie de la "lettre à Elise" pour la composer. En gros, c'est la première partie de la<br /> nouvelle. Et puis l'idée m'est venue d'écrire une histoire...<br /> <br /> <br /> Quant à l'amour, là aussi tu as bien raison, il n'a pas de sens s'il est unilatéral. Un jour, je me souviens d'avoir lu cette phrase mais je ne sais plus où: "L'amour, c'est regarder ensemble<br /> dans la même direction".<br /> <br /> <br /> Bonne soirée à toi. Lalune, presque pleine, doit être très jolie sur la plage.<br /> <br /> <br /> <br />