Mais qui est Granmèrkal?
Qui ne connaît la Grand-mère Kal en notre bonne île de la Réunion ?
Bien sûr, personne n’ignore cette figure mythique de nos légendes et de nos contes et elle demeure fidèlement inscrite dans notre inconscient collectif de réunionnais.
Cependant, qui serait capable de répondre avec exactitude à la question : « Qui est Granmèrkal ? »
Le premier vocable qui vient à l’esprit pour la caractériser est celui de « sorcière ».
Sorcière, c’est sans conteste ainsi qu’elle m’a été présentée dans mon enfance : la sorcière, terrifiante dévoreuse d’enfants.
C’est cet aspect du personnage qui est exploité dans les contes traditionnels comme dans « La marmite de Grand-mère Kal » remis au goût du jour par l’Association Laféladi en 2009 :
« Et si Grand-mère Kal venait nous prendre ? pleurnicha Tipierre, le plus jeune de la bande. Elle peut arriver en misouk sur son balai, son grand bertel sur le dos… avec ses yeux rouges de sorcière ! »
Le balai, bien sûr… l’accessoire indispensable à toute sorcière qui se respecte.
Outre le balai, elle est affublée de tous les traits physiques inhérents à un tel personnage, dans le dessein de lui composer une laideur qui sème l’épouvante.
« Les récits de Nénène Louise foisonnaient aussi de détails pittoresques sur la harpie mi-femme, mi-oiseau : des mèches crasseuses et emmêlées, des orbites vides de trépassés, un hideux rictus d’édentée. »
(Monique Mérabet dans « La mèrkal de Saint-Leu »)
Bien sûr les descriptions fantaisistes qui en sont données, n’ont qu’un but : faire peur.
Ma mère, elle, avait d’ailleurs ajouté à la mèrkal l’épithète de « ailée »… ce qui accentuait la terreur inspirée :
Mèrkalélé ! Mèrkalélé !
Disait la mère fatiguée
Á l’enfant qui désobéissait.
Mèrkalélé ! Mèrkalélé !
Viendra t’emporter
Et l’enfant s’assagissait.
(Monique Mérabet dans « Qui a tué Granmèrkal ? »)
Et le stratagème réussissait si bien… que ma mère avait éprouvé quelque remords d’avoir ainsi « traumatisé » ces diablotins de mes frères et cousins dont elle s’occupait.
Mais que l’on ne s’y trompe pas. L’aspect physique « terrifiant » n’est mis en avant que pour occulter la peur plus viscérale, plus religieuse liée au personnage. De toutes les histoires transmises par le truchement des nénènes ou des grand-mères, aucune caractéristique physique ne m’a vraiment marquée. Seul le souvenir des terreurs enfantines hante mon esprit, terreurs qui ne sont pas liées aux oripeaux de chair aussi laids et terribles soient-ils. Non, la crainte est bien plus profonde. Ma grand-mère qui n’avait pas le rempart de la culture pour se défaire d’ancestrales superstitions, considérait la mèrkal comme une créature diabolique dont il valait mieux taire le nom :
Dans la nuit ce cri effroyable
C’est Mèrkal qui prend une âme
Et la partage avec Grandiab.
Elle ose, effrontément, nous en informer…
La grand-mère terrifiée
Egrenait son chapelet
(Monique Mérabet dans « Qui a tué Granmèrkal ? »)
Le chapelet ! Instrument d’exorcisme… s’il en fut !
Et depuis, au gré des aléas des principes d’éducation enfantine, elle a failli tomber dans l’oubli. On a connu une période où elle est devenue taboue : il convenait de ne pas faire peur à ces chers petits. Aujourd’hui, profitant d’un juste retour aux traditions, aux racines de notre créolité, elle connaît un regain de popularité grâce aux « fêtes Granmèrkal » qui fleurissent un peu partout au mois d’Octobre. Elle revit donc, même si elle a perdu tout caractère sacré et n’est plus qu’une sorcière de Carnaval, une croquemitaine de pacotille qui ne fait plus peur à personne. Elle a au moins le mérite de contrecarrer l’envahissement purement commercial d’ailleurs de la Fête d’Halloween. Peut-être même aboutira-t-on à une sorte de métissage puisqu’au moment de la Toussaint, dans beaucoup d’écoles de l’île – mondialisation oblige - mûrissent les citrouilles.
Cet antagonisme a inspiré certains auteurs comme Joëlle Brethes, Monique Mérabet, Daniel Honoré) qui se font s’affronter les deux « sorcières »… au bénéfice de notre Granmèrkal heureusement !
Pour plaire à Dame Modernité
On prétend la sacrifier
A une Halloween, à une jacavole
Née d’une citrouille sans boussole
Et pour comble de pacotille
Sur un balai elle sautille
(Monique Mérabet dans « Qui a tué Granmèrkal ? »)
D’ailleurs mon poème « Qui a tué Granmèrkal ? » est sous-titré « Plaidoyer pour une Mèrkal authentique »
Authentique… Le mot est lâché. Moi je reste attachée au côté traditionnel du personnage et la version créole de « Qui a tué Granmèrkal ? » se termine par ce cri :
« toush pa mon mèrkal-péi oté ! »
Maintenant quelle est la part d’authenticité dans notre Granmèrkal ? Serait-elle l’avatar d’un personnage de notre passé ? Quelles sont ses origines ?
Comme cela arrive souvent à propos de légendes, les interprétations sont diverses voire controversées.
« Comme il semble raisonnable de le penser, le personnage de Mèrkal tire ses origines de l’esclave Kalla fidèle et dévouée à ses maîtres et qui connut une fin tragique ; dès lors, elle avertit par son cri les descendants de cette famille lors du décès d’un proche.
Cela se passait au dix-huitième siècle dans une propriété du Sud de l’île, Mahavel… »
(Monique Mérabet dans « La mèrkal de Saint-Leu »)
J’ai suivi la version qu’en donne un roman de Marguerite-Hélène Mahé paru en 1952, « Eudora » : le personnage mythique prend corps dans une nénène à l’incomparable dévouement.
« … et on peut se demander par quels sortilèges, quels errements, la pauvre Kalla finit par connaître ces sinistres avatars qui se sont répandus aux quatre vents de ce territoire. »
(Monique Mérabet dans « La mèrkal de Saint-Leu »)
On retrouve la dualité du personnage rapportée par Daniel Honoré dans « Légendes créoles » :
- Kalla, la guérisseuse, la bonne nénène soumise à sa condition d’esclave dans « La promesse »
- Kalla devenue une sorte d’affidée de Satan dans « La folie de Granmèrkal »
Par contre, pour Isabelle Hoarau, Granmèrkal se situe complètement à l’opposé de l’esclave puisqu’elle serait l’esprit de Madame Desbassyns, une riche propriétaire connue pour la cruauté qu’elle montrait envers ses esclaves. Mais, madame Desbassyns, c’est une autre histoire…
En tout cas, quelle que soit l’optique dans laquelle on se place, tous s’entendent sur un point : la mission de Granmèrkal d’être annonciatrice de la mort.
« Mais auparavant elle devait faire au maître la promesse suivante : chaque fois qu’une catastrophe menacerait Mahavel, trois jours avant elle viendrait le prévenir. Alors ils entendraient « tou ou out ! tou ou out ! »
(extrait de « Légendes créoles » de Daniel Honoré)
Ces histoires de prémonition, de « prévnanse » comme on dit en créole, certains y croient encore. Et, son cri ressemblant à celui d’un oiseau de mer le fouquet, on donne souvent à Granmèrkal l’apparence d’un oiseau… noir bien sûr et… lugubre.
Aujourd’hui, beaucoup d’auteurs se sont plutôt attachés à son caractère de confidente (comme Thérèse Grondin, dans « Paroles de Kalla », Voix d’Outremer) d’initiatrice (Huguette Payet dans « Calla », Voix d’Outremer), de bonne nénène (Lyliane Mussard dans « Grand-mère Kal », Voix d’outremer) …
On raconte que du côté de Salazie, Granmèrkal est perçue comme une bienfaitrice et, après sa mort pour rester près des populations qu’elle aimait, elle s’est incluse dans les montagnes environnantes en compagnie de son chien et de son chat…
Et comme tous les incompris, les rejetés, elle réclame justice :
Coupable de toutes tes peines
Tu m’habilles de tes haines.
Je ne veux plus être Mèrkal
Mise au rang des croquemitaines !
(Monique Mérabet dans « La mèrkal de Saint-Leu »)
En conclusion, quelle que soit la nature véritable de notre Granmèrkal, on ne peut que souhaiter la voir inscrite au Patrimoine de l’Humanité. On peut rêver…