Passage (9)

Publié le par Monique MERABET

LE TEMPS PRISONNIER

(Symphonie cosmique en un Temps et quatre mouvements)

(Monique MERABET)

 

 

PREMIER MOUVEMENT (Allegro)

 

Le Temps est un voyageur impénitent ; c’est bien peu de le dire ! En fait, il doit avoir inventé le mouvement perpétuel, il bouge continuellement, il n’est jamais présent.

Vous pensez le tenir aujourd’hui ? Il est déjà demain et cet instant est déjà tout à l’heure…

Les esprits naïfs croient pouvoir l’arrêter en égrenant des chapelets de souvenirs d’hier, de jadis et de naguère, voire des neiges d’antan… en vain.

Le Temps ne revient jamais sur ses pas, il échappe aux comptables, il ne tient pas en place et il faut bien s’accommoder de son état d’éternel passant.

 

En ce temps-là, a femme du Temps s’appelait Sérène. D’un caractère calme et réfléchi, elle n’aspirait qu’à vivre avec son Temps une foule de petits bonheurs cueillis chaque jour ; et elle ne s’accommodait pas du tout de l’humeur vagabonde de son époux.

Imaginez un peu ! Un mari qui ne fait que passer, une entité insaisissable, impalpable, d’une insoutenable légèreté, un visiteur pressé, toujours un pied dans l’instant qui suit. Et, avec le Temps, tout s’en allait : ses pensées, ses sentiments, sa jeunesse, sa joie de vivre et même ses « plus chouettes souvenirs ».

Sérène ne supportait plus cette situation, d’autant moins que, bien que mariés depuis la nuit des temps, ils n’avaient pas encore d’enfants.

 

Elle tenta de retenir le Temps, implora, supplia : «Monsieur mon mari, encore un petit moment, s’il vous plaît ! »

Le temps, inflexible, fit la sourde oreille et lui glissa entre les doigts comme le sable du sablier.

Elle essaya de courir après lui. Mais le Temps, mais le Temps va trop vite : d’ailleurs on l’appelait le TGV (Temps à Grande Vitesse).

Elle le perdit de vue et, comme chacun sait, le Temps perdu ne se rattrape plus.

Et même ! Á supposer qu’elle courre, aussi vite que le vent, aussi vite que le temps, elle n’aurait pas été plus avancée. Elle, ce qu’elle souhaitait vraiment, c’était de prendre son bonhomme de Temps et le garder à ses côtés… pas de faire du jogging avec lui. 

Elle chercha des consolations ailleurs. Hé oui ! Toutes les femmes n’ont pas la constance d’une Pénélope.

Elle se jeta à corps perdu dans toutes sortes d’activités : elle fi de la poterie, de la peinture sur soie, du macramé ; elle s’inscrivit à un club de gymnastique, d’informatique, de botanique ; elle prit des cours de piano, de saxo, de tango ; elle cultiva son jardin et celui de ses voisins.

Le remède fut pire que le mal. Elle ne voyait même plus le Temps passer.

Elle songea à tuer le Temps, mais le cœur lui manqua : c’était son homme après tout et elle l’aimait.

 

DEUXIÈME MOUVEMENT (adagio)

 

Á bout d’expédients, Sérène se résolut à employer les grands moyens afin d’enrayer – si possible définitivement – la course du Temps.

Elle savait par expérience qu’il ne s’agit pas de gémir des incantations du genre « Ô Temps suspends ton vol !  Ô Temps suspends ton vol ! » pour changer les choses.

Elle adopta la seule solution qui s’imposait : mettre le Temps en cage !

 

Sérène persuada l’auguste voyageur de faire un (infime) détour pour rendre une (brève) visite à des vieilles tantes qui s’étaient pétrifiées sous forme de stalactites au plafond d’une grotte depuis des ères et des ères… géologiques de surcroît. Le passage du Temps leur insufflerait un regain de vitalité.

Malgré ses airs bourrus, le Temps a bon cœur et, pour une bonne cause, il consentit à une petite parenthèse.

Il faut dire aussi qu’il n’est pas assez méfiant, le Temps et qu’il fonce toujours, tête baissée, sans réfléchir ; il se laisse berner comme un centième de seconde à peine éclos.

Sérène était un peu magicienne. Vous pensez bien que, pour avoir l’honneur d’épouser un personnage aussi important, il est nécessaire de posséder quelques dons extraordinaires.

Elle enserra la grotte dans un labyrinthe intergalactique d’une complexité à cribler de bugs les connexions de n’importe quelle intelligence aussi supérieure soit-elle ; elle y assujettit un champ électromagnétique supra-dimensionnel… et y conduisit le Temps.

Dès qu’il fut dans la place, Sérène referma une lourde porte qu’elle lesta du poids des ans et dont elle calfeutra soigneusement les interstices avec des feuilles mortes et du sable de l’oubli ; enfin, elle jeta la clé aux oubliettes : on n’est jamais trop prudent.

 

Sa Majesté le Temps se trouvait prisonnier !

Il tempêta, fulmina, menaça Sérène des pires outrages comme de « faner ses roses » et de « rider son front ». mais Sérène s’était cachée derrière une porte secrète et laissa passer l’orage : après la pluie le beau Temps et… autant en emporte le Temps !

Quant à s’aventurer dans le dédale concocté par son ingénieuse épouse, le Temps n’y songea même pas. Il jugeait trop dangereux de se frotter à l’univers impitoyable de la science-fiction. Il avait une peur instinctive de ce monde où l’on n’hésiterait pas à le faire courir à rebours vers une nuit originelle pleine d’aléas. Et avant ? Que deviendrait-il avant d’avoir été ?

Et encore fallait-il pouvoir éviter les chausse-trapes des terrifiants trous noirs et autres déchirures spatio-temporelles. Et ce ridicule ESPACE-TEMPS ! Comment osaient-ils le coupler par un Pacs forcé avec un énergumène qu’il ne connaissait ni de Ra ni de Cronos !

Non, vraiment, il préférait s’en tenir à l’écart. Sagement il prit le parti de tirer un trait sur le passé et de laisser l’avenir… venir.

Comme vous pouvez le remarquer, le traditionnaliste Temps avait gardé les tournures de langage du temps où il était encore Temps et qui ne voulaient plus dire grand-chose depuis qu’il était réduit à l’immobilisme et à la vacuité.

Sérène, elle, enfin satisfaite d’avoir l’éternité devant elle, fit tout ce qu’elle put pour rendre agréable le séjour du captif bien-aimé en sa prison dorée.

Elle le choya, le câlina, le cajola.

Elle lui mitonna de délicieux petits plats.

Elle le régala surtout de merveilleuses histoires qu’elle inventait au fur et à mesure.

 

TROISIÈME MOUVEMENT (andante)

 

Cela dura, comme il est convenable de le penser, mille et une nuits… si tant est qu’on puisse encore donner un sens au mot « nuit », dans ce contexte troublé.

En effet, alors que dans la grotte, l’illustre otage menait une vie de patachon, au-dehors, tout allait de travers.

Car, depuis le Temps là, la Terre n’ayant plus de gouvernante sur le dos pour mesurer ses mouvements, s’abandonna à l’anarchie et ses révolutions prirent un tour fantaisiste, on peut même dire, caractériel.

Elle tournait quand elle y songeait, prenait ses aises (pas son temps, bien sûr), s’attardait à bavarder avec la lune ou avec une étoile de passage, oubliait de se retourner lorsqu’elle se dorait la face au soleil.

Et pour les habitants de la planète, tout était sens dessus dessous.

L’aube et le crépuscule se chevauchaient ; tantôt la lumière leur était donnée longuement, tantôt elle se limitait à un bref éclair entre deux ténèbres, tantôt l’obscurité régnait pendant des lustres.

Soumises à cette absence de rythme, les horloges biologiques se détraquaient :

- Il n’y a plus de saison ! se lamentaient à juste titre, les forêts, les champs et les jardins.

- On ne sait plus quand sortir les feuilles, les fleurs, les fruits, les graines, maugréaient les végétaux

- On ne sait plus quand faire son nid, quand changer la couleur de ses plumes, quand partir pour la migration, s’exclamait la gent ailée.

Chez tous les êtres vivants, c’était la même lamentation :

- Nous avions pris l’habitude d’un monde ordonné où il y avait un temps pour chaque chose. Et maintenant, il n’y avait plus de Temps du tout.

Et tout dépérissait. Pire encore, la mort, toujours à l’affût d’un mauvais coup, profita de l’occasion pour semer un peu plus de panique parmi les vivants.

Sous prétexte qu’elle n’avait plus aucun repère pour savoir si un être avait achevé son temps sur terre, elle se mit à faucher au hasard, n’épargnant ni les jeunes, ni les beaux, ni les heureux.

Assurément, l’ignoble personnage fit preuve là, de sa mauvaise foi intrinsèque car, depuis que tout est rentré dans l’ordre, la mort, elle continue à l’aveuglette son calamiteux manège.

 

Les neiges éternelles, elles aussi, commençaient à trouver le Temps long… à revenir.

- Vraiment ! s’offusqua le vénérable Fuji-Yama, ce Temps, quel irresponsable ! Quand on occupe un poste aussi important, on ne se permet pas de s’absenter aussi longtemps.

- Ou alors, chevrota l’antédiluvien Mont Ararat, on se fait remplacer.

- Par un temps mort ? Par un temps fort ? Un tantinet ? Un tambourin ? Un tant soit peu ?

C’étaient les jeunes sommets des Alpes qui s’amusaient ainsi. Encore adolescents, ils n’avaient pas acquis la solennité inhérente à leur position. On leur intima de se taire.

- Je me demande s’il n’y a pas quelque amourette là-dessous, s’attendrit l’Annapurna qui avait un cœur de midinette.

- Je crois plutôt, ricana le Kilimandjaro qui était mauvaise langue, que sa Majesté doit être tapie dans quelque repaire, à digérer toutes ces vies qu’il dévore si gloutonnement.

- Quelle qu’en soit la cause, soupira l’Everest fataliste, on ne sait pas où il est passé cet hurluberlu !

 

QUATRIÈME MOUVEMENT (Allegretto)

 

Personne ne savait… sauf la chauve-souris de la grotte ! C’est d’elles que vint le salut.

Il faut dire que les braves chiroptères pâtissaient du nouvel état des choses. Lorsqu’ils sortaient, nuitamment croyaient-ils, pour aller chasser, ils se retrouvaient nez à nez avec un jour éblouissant et, penauds, réintégraient leur place au plafond de la caverne… faisant ainsi mentir l’adage qui proclame : « Qui va à la chasse perd sa place ».

Les chauves-souris, donc, allèrent tout raconter aux hommes et aux bêtes, aux plantes et aux rivières ; ces dernières s’empressèrent de divulguer la nouvelle auprès des résidents de la mer.

Lorsque tout le monde fut au courant, la terre se changea en une cacophonique tour de Babel.

Chacun voulut donner son avis sur la meilleure façon de libérer le Temps :

Réduire les horaires de travail, partager les tâches, rendre une année sabbatique obligatoire et la retraite anticipée…

On se disputa. Des conflits éclatèrent. Et le Temps, lui, ne passait toujours pas.

Finalement, cahin-caha, se constitua une sorte d’ONU inter-règnes, le Syndicat des VULCAINS ( Vivants Unis Librement Contre l(Anarchie Intemporelle Non Structurée).

Une mission étudia le problème sous tous ses aspects et conclut que la seule issue était e détourner un volcan voisin pour qu’il ouvre un cratère juste au-dessous de la grotte.

Naturellement, au cours d’une telle opération, on risquait de voir le Temps s’évanouir en fumerolles ou se blesser grièvement. Et que ferait-on d’un Temps estropié, avançant clopin-clopant sur deux béquilles ? On préféra abandonner ce projet trop périlleux.

 

Comme il n’y avait plus de Temps à perdre, on délégua les chauves-souris pour parlementer avec Sérène. On aurait aussi bien pu commencer par là !

Á la surprise de tous, Sérène accueillit favorablement et, pourrait-on dire avec soulagement, leur requête.

Pour ne rien vous cacher, la geôlière du Temps se trouvait prise à son propre piège. Elle commençait à se lasser :

Ce Temps confiné, concentré, lui pesait ; il lui fallait constamment renouveler son répertoire, la mémoire du Temps se révélant sans faille. Et puis, les vieilles tantes, réveillées, n’arrêtaient pas de jacasser, mêlant leur grain de calcaire à tout propos. Sérène en avait par-dessus la tête (c’est le cas de le dire) de leurs « de mon ère on faisait comme ci, de mon ère, on faisait comme ça, e patati et patata… Ah ! Ma chère, c’était la bonne ère ! » Et, surtout, raconter des histoires à longueur de Temps, elle n’avait pas que ça à faire, notre Sérène ; une marmite sur le feu… le téléphone qui sonne… le repassage à terminer… et ça fait une paye que je ne suis pas allée chez le coiffeur… on connaît la chanson.

Aussi dépêcha-t-elle sans barguigner, sa grenouille favorite qui revint des oubliettes, la clef dans la gueule, tel un rameau d’olivier. On a la colombe qu’on peut.

 

Le Temps enfin libre ! Il n’en croyait pas ses bottes de sept siècles !

Il s’ébroua comme une nichée d’espiègles secondes, respira largement une bonne minute et, le voilà reparti pour des heures !

Tout se remit à fonctionner normalement… à ceci près qu’on frôla une terrible catastrophe. Un peu étourdi par sa trop longue captivité, figurez-vous que le Temps faillit se tromper de sens… Imaginez un peu qu’on soit en train de remonter avec lui !

 

Quant à Madame Temps, elle aussi libérée de sa pesante surveillance, elle mit au monde mille et un amours de petits instants. Vous avez bien entendu : mille et un ! Elle qui avait tant rêvé d’être mère… autant profiter de l’occasion, n’est-ce pas ? Il est certain que chacune d’entre nous en aurait fait autant !

Pour que ses enfants échappent à l’influence néfaste de leur père qui « corrompt tout », elle cacha leur existence au Temps. Ce n’était d’ailleurs pas bien difficile : le digne descendant d’Ouranos n’a guère la fibre paternelle et se soucie peu de nos peines et de nos joies.

Sérène connaît chacun de ses petits par leur nom : Amour, Beauté, Poésie, Harmonie, Embellie, Musique, Silence, Bonheur, Paix, Partage, Haïku… pour n’en citer que quelques-uns. Leur présence la comble de félicité mais elle n’en est point jalouse et accepte volontiers que ses tendres moments se perdent dans nos journées et dans nos nuits.

Si vous rencontrez un de ces instants bénis, retenez-le, apprivoisez-le… Il vous enchantera de sa compagnie.

Et si, d’aventure, ils ne viennent pas à vous, dérobez-les sans crainte ! Cela vous sera pardonné !

 

 

  

Publié dans PASSAGE

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C
<br /> Unplaisir de relire ton conte qui m'avait bien plu l'autre jour, cela m'a offert une jolie parenthèse dans mon temps de vie qui ces jours-ci part en vrille dans des spirales vertigineuses.bises.<br /> <br /> <br /> claude<br />
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M
<br /> Nom d'une pipe, c'est tout bon, mais je n'ai pas le temps d'en dire davantage.<br /> <br /> <br /> Note en forme d'humour : dans l'espace vectoriel "espace-temps", le temps a une origine "zéro", il faut aller le cueillir à cet "endroit", mais il faut se presser !<br />
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M
<br /> <br /> Merci Marcel d'avoir pris un peu de "ton temps" pour me lire.<br /> <br /> <br /> Quant à l'espace-temps, je ne m'aventurerai certainement pas jusqu'à cette origine... si effrayante.<br /> <br /> <br /> <br />