Règlements de comptes (Yasmine SARTRE)

Publié le par Monique MERABET

Règlement de comptes

(Yasmine SARTRE)

« Eh oui ! Mon vieux Joseph est mort !.. Ce sera difficile maintenant… ». Ma grand-mère avait parlé avec cette voix infiniment triste. Elle avait  les yeux rougis. Nous étions seuls dans la petite cuisine. J’essayais de manger un jambon-beurre en buvant un verre de lait. Mais à dire vrai, j’avais un appétit de fin de veillée mortuaire. Nous nous regardions mutuellement.  Elle devait lire chez moi une grande tristesse et, moi, je voyais dans ses yeux l’anéantissement de plus cinquante années d’amour fusionnel. La mort n’interrompt pas une telle expérience. Je finis mon verre de lait en soupirant fortement. Ma grand-mère dut comprendre mon désarroi car elle me proposa d’elle-même d’aller me promener, histoire de me changer les idées. Elle, elle allait essayer de dormir un peu. J’avais un double de clé. Je pouvais rentrer sans la déranger.

Sortir ? Non, j’aurais préféré rester auprès d’elle. Mais elle m’assura qu’elle tiendrait le coup. Et puis, il fait froid dehors. Il avait plu toute la journée. Mais ma grand-mère insista. Alors, un peu penaud, j’allai chercher mon blouson dans ma chambre. Quand je revins dans le salon, où elle m’attendait, elle voulut me donner un peu d’argent. Mais je refusai.

Il devait être vingt-trois heures quand j’arrivais sur le trottoir luisant. Il ne pleuvait plus mais le ciel restait menaçant. Effectivement, tout de suite la fraîcheur de la nuit me fit le plus grand bien. Mes grands-parents habitaient un quartier assez calme et plutôt bien situé, car il suffisait de deux rues pour se retrouver dans le centre-ville animé. Je remarquai quelques néons qui clignotaient encore : à cette heure, on pouvait encore manger dans deux restaurants et plus loin encore, dans un coin, un peu isolé du reste, il y avait un petit bar que je ne connaissais pas. Je plongeai ma main dans la poche intérieure de mon blouson pour prendre mon porte-monnaie. Il ne restait plus que quelques pièces : juste pour un café ! J’aurais dû accepter les billets de grand-mère ! Je refis mes comptes mentalement : j’avais acheté une très belle édition d’Oliver Twist pour grand-père (dont c’était l’anniversaire !), l’aller-retour Paris Cannes et, pffuit, c’étaient toutes mes économies qui avaient été englouties… J’optai donc pour le petit bar en priant le ciel que le café ne soit pas trop cher !

Ça s’appelait « Chez Rick ». L’enseigne rose était très sobre. Elle clignotait régulièrement. Il n’y avait que le « k » qui ne s’éclairait plus et depuis longtemps, on dirait. L’établissement avait l’air bizarre. Mais ce côté un peu curieux ne m’arrêta pas plus que ça. Au contraire.

L’enseigne surmontait une porte en forme d’ogive. J’empruntai alors un couloir assez court et étroit pour arriver dans une salle basse et passablement enfumée qui rappelait un peu une cave. La salle était en fait assez spacieuse, mais assez faiblement éclairée : les tables et les chaises en occupaient la plus grande partie et le bar était plus au fond. Justement, je me dirigeai vers le zinc, le coin le plus clair de l’établissement. Un homme assez grand, au visage émacié, vint me servir. Involontairement, je me fis en moi-même cette réflexion : j’aurais juré reconnaître Humphrey Bogart ! Je demandai un café que je me fis servir au comptoir même, parce que c’était aussi moins cher. Le café atterrit rapidement devant moi. Il ressemblait à un diamant noir scintillant sur le comptoir.

J’avais pour habitude de boire mon café très fort et très chaud, mais je l’absorbais par petites gorgées. Je le buvais toujours très lentement, de sorte qu’au début, il était brûlant et à la fin, quasiment froid. J’avais ainsi la possibilité de savourer toutes les nuances de l’arôme. C’était comme ça que je fis ce soir-là. Je réglais aussitôt l’addition, sans le pourboire car j’avais juste la monnaie ; celai me valut le sourire crispé du « sosie ». Et je fis particulièrement durer le plaisir car il se passait des choses étranges ici.

Dès les premières lampées, je me retournai vers les tables. En examinant mieux, je découvris quelques clients attablés, au fond là-bas. Il devait y avoir un peu plus d’une dizaine de jeunes, plus ou moins silencieux, qui occupaient trois tables. Certains jouaient aux cartes à une table. Il y avait une table où ça discutait ferme. Enfin, un peu à l’écart un couple d’amoureux se regardait tendrement en buvant une bière. L’ambiance était tranquille et passablement enfumée. On entendait un mot plus fort que l’autre car la discussion s’animait de temps à autre.

Ce qui frappait chez ces jeunes quand on les observait, c’est que les garçons portaient des blousons noirs et les filles, une majorité de blondes, étaient habillées et maquillées comme Marilyn Monroe. Je ne crus pas mes yeux et finalement, subrepticement, je m’efforçais de me rapprocher de ces curieux personnages. De plus près encore, je constatais que la réalité dépassait ce que j’imaginais. On aurait dit que les garçons, étaient les portraits de… James Dean et pour les filles, plus subtilement, les blondes étaient les répliques de Marilyn tandis que quelques brunes avait choisi un modèle français : Juliette Gréco ! Hommage aux caves de Saint-Germain, sans doute… Justement, une « Gréco » s’avança dans un coin plongé dans une demi-pénombre. Elle glissa des pièces dans la machine. Et soudain, ce tintement métallique fit briller de tous ses feux le juke-box assoupi. Elle avait choisi un vieille chanson, bien rythmée de… Elvis Presley ! Aussitôt le couple amoureux bondit sur la piste de danse improvisée pour y faire quelques pas.  J’écarquillai des yeux : James Dean dansait avec Marilyn !

Il devait être plus d’une heure, les jeunes d’un autre âge étaient  tout à fait détendus. Ils causaient haut et fort. D’autres jeunes les avaient rejoints : ils ressemblaient tous à un chanteur, une star des années cinquante ou soixante. Il y avait donc des Johnny, quelques Sylvie Vartan, un ou deux Eddy Mitchell etc. Et bien sûr, je le voyais bien, depuis son comptoir, notre Bogart de service couvait son petit monde d’un tendre regard paternel…

J’avais fini mon unique tasse de café depuis belle lurette. Tout seul dans mon coin, je commençais même à dodeliner de la tête lorsque des cris me sortirent de ma somnolence. Deux James Dean avait fait irruption sur « la piste de danse » chassant les couples de danseurs bien loin. Les garçons se faisaient face avec des mines d’adversaires prêts à en découdre. D’ailleurs, la lame du couteau à cran d’arrêt qu’ils brandissaient chacun, lançaient des éclats étranges dans cette salle enfumée. Tout le monde, interdit, les regardait. Et ce fut l’empoignade ! Heureusement, leurs camarades se ruèrent sur eux pour les séparer. Tout ça pour une obscure histoire de triche ! Après l’incident, la salle se vida rapidement. Le temps de régler les consommations et tout le monde reflua vers la sortie. « Bogart » semblait désolé de voir la fête gâchée. Je suivis ces jeunes d’un autre âge vers la sortie également. Je les vis s’égailler dans les petites rues désertes d’un Cannes totalement ensommeillé. Le ciel était maintenant tout à fait dégagé ! L’air était très vivifiant.

Je rentrai au petit matin chez grand-mère. J’ouvris la porte d’entrée avec la plus grande précaution. En passant devant la cuisine, je remarquai la lumière. Grand-mère était assise là où j’avais pris mon casse-croûte la veille. Visiblement, elle m’attendait. Je faillis la gronder… mais elle ne m’en laissa pas le temps. Elle tenait à me dire qu’avant sa mort, grand-père  m’avait laissé une petite fortune. C’était une idée à laquelle il tenait beaucoup. Après l’enterrement, nous devions nous rendre chez le notaire pour régler ces comptes-là. Bien sûr, je pus donc dormir, tiraillé que j’étais par les évènements qui m’assaillaient.

 

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Publié dans KONT

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R
<br /> <br /> un compte que j'aimerais bien avoir à régler.<br /> <br /> <br /> bonne journée. je ne sais pas pour là-bas mais ici le ciel est très bas et les sapins crèvent les nuages qui nous arrosent en passant.<br /> <br /> <br /> <br />
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