Rivières (14)

Publié le par Monique MERABET

letchi1.JPG

 

Á la rivière

(Madeleine MAILLOT)

 

 

Chaque année, au mois de décembre, Arsène, un ami de la famille qui habite en bordure de la Rivière Des Marsouins, ne manque jamais de nous inviter à la cueillette des letchis. Pas la vraie cueillette où il faut grimper dans les arbres immenses au risque de se rompre le cou, regrouper ensuite les grappes dans des ballots, peser les ballots, les attacher, les charger dans le camion pour les livrer enfin aux marchands. Non, cela c'est travail de professionnels: «les casseurs».

Nous, nous ne sommes là que pour le plaisir: attraper directement sur la branche le fruit qui nous paraît le plus rouge, le plus mûr, le plus sucré... Et nous ne nous en privons pas.

Ce dimanche-là, je m'apprêtai à savourer plus encore que d'habitude le pique nique qui accompagne traditionnellement cette virée annuelle dans l'est. Mon ami Jean-Louis qui avait «sauté» la mer depuis plus de trois ans avait réussi à obtenir des congés pour la période de Noël. Les «Trois Jean», comme on nous surnommait depuis le collège: Jean-Louis, donc, Jean- Gilles et moi-même, Jean-Jules de mon prénom, pouvaient enfin être réunis.

Pour commencer, vers dix heures, avant que les autres n'arrivent, nous avons suivi Arsène et son chat qui ne le quittait pas d'un pas, à la rivière. Notre hôte souhaitait nous initier à la pêche aux «coquilles».

·         Moi, je suis volontaire pour préparer les épices. Pour enlever chaque petit os de chaque minuscule mollusque avec une aiguille si vous voulez. Mais, de bon matin, dans le courant, à s'accrocher aux galets glissants, très peu pour moi, je vous cède volontiers ma place, déclara Jean-Louis. Je suis comme le chat. Je m'intéresse de loin. D'ailleurs je vais le surveiller.

Il nous encouragea de la voix avant de s'éloigner en direction d'un arbre aux branches ployant jusqu'à terre. Il s'assit ensuite dans l'herbe, une superbe grappe de letchis posée à côté de lui. Et il ne faisait pas que l'admirer...

Au bout d'un laps de temps qui me parut assez court, Arsène estima que nous avions pris suffisamment de coquilles pour un bouillon, d'autant plus qu'il avait en réserve quelques cabots sauteurs, des bouches rondes, cinq ou six anguilles, qu'il destinait à un «petit» cari.

Nous nous mîmes à la cuisine. Au calme, sous la varangue, nous revint un de nos anciens passe-temps: la manie d'inventer des vire-langues. Jean-Gilles se lança le premier.

« En juin, Jean-Gilles et Jean-Jules jouent du jazz en gilet sur la berge en mangeant des jujubes juste jaunes».

Chacun de nous avait un petit verre à portée de main. Jean-Louis dut «goûter» deux ou trois fois le rhum zembrozade. Il ne parvenait pas, disait-il, à bien cerner son parfum subtile. Il détenait aussi, tout près, une réserve de fruits rouges.

·         Quelqu'un m'a dit que les letchis pouvaient saouler. Qu'en penses-tu Arsène?

·         C'est ce qu'on dit. Mais rien n'est prouvé.

·         Tu me rassures.

 

Le repas fut prêt en un rien de temps. A nous quatre – à l'exemple des Trois Mousquetaires- nous formions une équipe des plus efficaces. Joie, bonne humeur, créativité...

Je proposais à mon tour la phrase que j'avais cogitée:

«Le chat Sacha, sans chichis, cache du chouchou chaud dans la niche du chowchow».

Vers midi le reste de la bande était là avec encore des victuailles, plus une panoplie de rhums «arrangés» à pratiquement tous les fruits présents sur l'île. Jean-Gilles me fit remarquer que notre ami de France avait l'air de vouloir rattraper ses trois années de sevrage...

Certains voulurent se baigner pour se rafraîchir. Tiens, Jean-Louis aussi? L'eau n'était plus aussi froide ou était-ce lui qui bouillait?

Les différentes marmites furent placées sur une table au bord de l'eau. Chacun se servit à sa guise.

Après le repas, des groupes se formèrent: les joueurs de scrabble, de belote, les amateurs de sieste, tout le monde trouva son petit coin d'ombre. Les enfants étaient regroupés sous les arbres par prudence. Personne sur la berge!

La chaleur n'était pas torride mais nous nous économisions...

Tout à coup, Arsène vint vers moi:

·         Tu saurais où est Jean-Louis? Écoute ce que j'ai trouvé pour lui: « Pour midi, Jean-Louis, lui, vide ses six anguilles bistres, trie et cuit du riz, rit, siffle, réjoui».

·         Ah! Tu t'y es mis aussi! Il appréciera, c'est certain. Mais Je ne sais pas où il est. Nous avons dégusté ensemble un petit rhum bibasse en guise de digestif. Je l'ai vu ensuite avec Jean-Gilles.

·         Ah tiens! Jean-Gilles aurais- tu aperçu notre ami Jean-Louis?

·         Il y a environ une demie heure, nous avons expérimenté le rhum jaque. Mais je pensais qu'il était avec toi, il te cherchait.

·         Il est probablement sous un «pied de letchis». Nous allons le trouver.

Nous fîmes le tour du champ: pas de Jean-Louis!

Dans la rivière, pas de Jean -Louis non plus. Nous visitâmes chaque voiture. Aucune trace de notre ami.

·         Cela devient inquiétant: Il ne serait jamais parti sans nous le signaler.

Arsène proposa alors de longer la rivière au cas où... Peut-être aurait-il eu envie de se baigner plus bas dans le bassin. L'eau y est calme et profonde.

Mais non ce n'était pas logique. Il ne s'y serait pas rendu seul.

Où était-il? Que faire pour le trouver?

Petits et grands se mirent à pied d'œuvre. On le chercha encore dans le champ, sous chaque arbre, derrière chaque touffe de bambous. On regarda à nouveau dans les voitures. Certains retournèrent à la rivière. Rien! Aucun résultat!

Ce branle bas dura une bonne demie heure.

·         Peut-être que le courant l'a emporté. Appelons les pompiers pour fouiller le lit de la rivière suggéra alors quelqu'un.

Cette proposition accentua le début de panique qui envahissait déjà la plupart d'entre nous.

·         Ne nous affolons pas! Asseyons nous un instant et réfléchissons, demanda Arsène.

·         Tu as raison, pas d'affolement. Mais il ne faut pas trop attendre non plus, dis-je ne sachant trop quelle décision prendre.

Une cousine, n'y tenant plus, sortit son portable et... juste au moment où elle s'apprêtait à composer le 18, qui ouvrit en grand la porte de la maison?

Notre disparu!

·         Jean-Louis, mais que faisais-tu à l'intérieur? Nous t'avons cherché partout!

·         Pas tout à fait partout on dirait. J'ai dormi un peu. Ton lit est vraiment confortable Arsène!

Après la pression que nous venions de subir, tant de désinvolture nous sidéra. Tous, nous le regardions les yeux arrondis.

·         Ne me fixez pas comme ça, je ne suis pas un revenant! Au fait, maintenant vous pourrez l'affirmer sans erreur: les letchis ça saoule bel et bien. J'en suis la preuve vivante! 

 

 

Publié dans Rivières

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
<br /> <br /> Compliments à Madeleine pour cette histoire 'malicieuse' qui montre si bien comment naît la panique et qui rend un bel hommage aux letchis! Ah! si toutes les ivresses pouvaient être aussi<br /> pacifiques que celle engendrée par un abus de fruits rouges.<br /> <br /> <br />  Bien amicalement.claude<br /> <br /> <br /> <br />
Répondre