Granmèrkal (1)

Publié le par Monique MERABET

(image Flickr)

A Saint-Denis de la Réunion, aujourd'hui 21 Octobre, se fête notre GRANMERKAL. En hommage à notre "sorcière" bien-aimée:


LA MÈRKAL DE SAINT-LEU

(Monique MERABET)

 

 

 

Cette année-là, toute la bande de cousins s’était retrouvée à Saint-Leu, au bord de la mer, pour des vacances. Nos parents avaient loué une petite maison où ils ne venaient que le week-end ; les enfants jouissaient ainsi d’une liberté sans réserve sous la tutelle dévouée mais peu contraignante de Nénène Louise qui, nous ayant vu naître, nous idolâtrait.

Tout était fête : les jeux de plage, les balades quand la marée basse découvrait les proches bancs de coraux au bestiaire merveilleux, les baignades ponctuées d’exclamations horrifiées si l’on venait à prendre pied sur une répugnante chenille de mer ou sur un de ces oursins si abondants en ce  lieu et qui laissaient de cuisants souvenirs.

Mais surtout, nos soirées se transformaient en kabars intenses de rêve et d’émotion.

Aussitôt la nuit tombée, le repas vite expédié, chacun se munissait de lampes électriques… et des gâteaux que cuisait Louise pour l’occasion ; Marc, notre aîné, prenait son harmonica et tout notre petit monde se rassemblait sous les filaos pour des feux de camp fantastiques.

On chantait, on écoutait les histoires de la nénène, on improvisait des saynètes pleines de fantaisie, on s’adonnait aux sirandanes et autres charades, on traquait les petits crabes qui s’aventuraient hors de leurs abris de pierre…

On ne songeait à rentrer que, lorsque voyant les plus jeunes s’endormir de fatigue, Nénène Louise s’avisait de l’heure tardive et se transformait en duègne sévère pour ramener tout son troupeau au bercail.


(image Flickr)

Assez vite, la joyeuse communauté s’était enrichie d’un fervent adepte : Julien.

Le garçon, d’une dizaine d’années, était occupé toute la journée à aider ses parents à la boutique-épicerie-bazar qui ne désemplissait pas avec l’afflux des vacanciers. Dès la fermeture du magasin, il revêtait ses habits du dimanche et venait flâner du côté de la plage en quête de compagnons de son âge. Nos réunions nocturnes si animées l’avaient attiré.

D’un naturel timide, il s’était tout d’abord tenu à bonne distance de notre groupe, se contentant de l’écho de nos sérénades et de nos rires. Pour notre part, forts de notre appartenance à un clan, nous saluâmes par des quolibets la présence de ce fantôme familier que nous préjugions gauche et peu dégourdi.

Mais la nénène qui ne mâchait pas ses mots, nous asséna quelques dictons bien sentis dont elle était friande pour nous faire honte de notre attitude inhospitalière et nous invitâmes le visiteur assidu à se joindre à nous. Nous accueillîmes ainsi un compagnon d’humeur agréable, toujours prêt à participer avec enthousiasme à nos plus folles initiatives ; Julien, quant à lui, se trouva heureux de s’intégrer à notre microcosme dont il devint le fournisseur reconnaissant en douceurs de toutes sortes subtilisées aux bocaux de la boutique ; il se révéla aussi l’un des auditeurs les plus attentifs des récits de Louise.

Á cette époque, les Hauts de l’île, dont nous étions originaires, baignaient dans une atmosphère pleine de mystère et de superstition ; dans tout le village se chuchotaient de terrifiantes histoires d’esprits maléfiques, d’âmes en errance, de disparitions ou apparitions prodigieuses. En général les adultes tenaient les enfants à l’écart de ces phénomènes et les quelques bribes que nous en percevions nous laissaient brûlants de curiosité insatisfaite.

Nénène Louise, elle, n’avait pas de ces vains scrupules. C’était une forte femme, à l’âme bien trempée qui, ayant vécu bon nombre de tragédies, s’accommodait de quelques revenants ou entités surnaturelles qu’elle intégrait sans complexe à son univers familier ; elle ne voyait pas malice à nous en parler.

Ce que nous affectionnions par-dessus tout, c’étaient les contes de Granmèr Kal qui nous tenaient les yeux écarquillés, le souffle coupé, le cœur palpitant de délicieux frissons de peur.

Comme il semble raisonnable de le penser, le personnage de Mèrkal tire ses origines de l’esclave Kalla, fidèle et dévouée à ses maîtres et qui connut une fin tragique ; dès lors, elle avertit par son cri les descendants de cette famille lors du décès d’un proche.

Cela se passait au dix-huitième siècle dans une propriété du sud de l’île et on peut se demander par quels sortilèges, quels errements, la pauvre Kalla finit par connaître ces sinistres avatars qui se sont répandus aux quatre vents de ce territoire.

La version qu’en donnait Louise était, elle, vraiment propre à inspirer la terreur. C’était une voleuse d’âmes, les arrachant de ses mains griffues pour les emmener au diable. Parfois, dans la nuit noire, la douce brise qui murmurait dans les filaos de la plage se déchirait d’un cri lugubre et l’on s’imagine sans peine la vive empreinte que cette plainte creusait en nous.

Nous y entendions le ricanement de l’immonde bête. Peut-être n’était-ce là que le cri d’un fouquet qui croisait dans les parages… ou alors le chant d’une âme incomprise, des stances merkaliennes en quelque sorte que nos oreilles trop conditionnées n’étaient pas en mesure de percevoir :




                        (image Flickr)

Je ne veux plus être Mèrkal

Miroir obscur de ta souffrance.

Je ne veux plus être Mèrkal

Esclave en ta désespérance.

 

Tu me fais l’âme laide et vile,

Tu me la rends vaine et servile.

Je ne veux plus être Mèrkal

L’ombre-démon que l’on exile.

 

Coupable de toutes tes peines

Tu m’habilles de tes haines.

Je ne veux plus être Mèrkal

Mise au rang des croquemitaines.

 

La tendresse m’est interdite ;

Ma pitié te semble hypocrite.

Je ne veux plus être Mèrkal

La mal aimante, la maudite.

 

Tu me dénies toute bonté

Aussi la générosité.

Je ne veux plus être Mèrkal

Damnée pour toute éternité.

 

Oubliant mes soins bénéfiques

Tu trouves mes chants maléfiques.

Je ne veux plus être Mèrkal

Sorcière en tes nuits chaotiques.

 

Serai-je ainsi la tourmentée

Tant que vie te sera donnée ?

Je ne veux plus être Mèrkal

Souffre-douleur de ta pensée.

 

Pleure ma plainte doléance !

Quoi que je fasse, que je pense.

Je crains d’être à jamais Mèrkal

Plaie à vif de ta déchéance.

Les récits de Nénène Louise foisonnaient aussi de détails pittoresques sur la harpie mi-femme, mi-oiseau : des mèches crasseuses et emmêlées, des orbites vides de trépassés, un hideux rictus d’édentée.

Pour nous, sans conteste, la Mèrkal se parait – si l’on ose dire – des traits de Mademoiselle Philomèle, une vieille femme d’une laideur peu commune qui hantait les rues de la petite ville. L’infortunée Carabosse n’avait jamais connu la moindre parcelle d’affection ni même le moindre brin d’attention et s’était confite aigrement en rancœur et en bigoterie dans l’ombre de la case paternelle. Depuis la mort de ses parents, elle arborait un deuil permanent et, toujours de noir vêtue, elle arpentait les chemins environnant, le chapelet dans une main, le fouet dans l’autre ; tel l’Ange exterminateur de l’Apocalypse, elle lançait des anathèmes contre tout ce qui symbolisait le péché à ses yeux, c’est-à-dire la jeunesse, la beauté, la joie de vivre… ou bien marmonnait des prières.

Quand on voyait poindre son long nez ou son menton proéminent, on s’enfuyait sans vergogne.

 

Si, pour les membres du clan familial, les retombées de l’effet Mèrkal étaient tempérées par la confraternité d’une chambrée et par la présence de la nénène toujours prompte à bercer un cauchemar, il n’en était pas de même pour un garçon solitaire comme Julien. Par la suite, il nous raconta combien il avait du mal à s’endormir après ces séances qui l’impressionnaient tant ; il vérifiait que le monstre n’avait pas pris possession du dessous de lit, de l’armoire, des tiroirs de la commode ; il assujettissait de son mieux porte et fenêtre à l’aide de dérisoires bouts de ficelle ; enfin, il s’enfouissait sous la couverture pour échapper à la sorcière… Ce qui n’empêchait pas les fréquentes visites de la Dame encore plus abominable en rêve que dans les anecdotes de Louise.

Mais le jour venu, les frayeurs de Julien se dissipaient, il récupérait tout son allant et attendait avec fébrilité l’instant de nos retrouvailles, captivé et bouleversé, et les plus âgés d’entre nous s’en amusaient à ses dépens.

Nous jouions parfois à un jeu très répandu dans les cours d’école de ces temps-là, « Granmèr Kal kélèr i lé ? », variante de « Loup y es-tu ? » dans laquelle d’heure en heure la Mèrkal désignée s’habillait et, à minuit énoncé, se précipitait pour saisir une victime parmi la bande d’enfants qui s’égaillaient en hurlant. La nuit close amplifiait la fantasmagorie de la poursuite et Grand-mère Kal n’avait pas de mal à surgir de la façon la plus inattendue et la plus terrorisante qui soit pour fondre sur sa proie. Il va sans dire que le pauvre Julien fut mainte fois pris pour cible.

Marc, du haut de ses quinze ans faisait figure de leader parmi les cousins ; d’un naturel facétieux et moqueur, il n’hésitait as à nous impliquer dans des farces plus ou moins douteuses.

Il prenait ainsi Julien à part et lui confiait en secret qu’il savait où « nichait » Mèrkal et alors il entraînait le malheureux enfant dans les endroits les plus propices à créer l’épouvante où il l’abandonnait subrepticement : à la pointe des rochers où grondait un souffleur, sur une barque qui prenait l’eau dans un gargouillis sinistre, au milieu des ruines d’un ancien four à chaux gruillant de cent-pieds et de scorpions…

Nénène Louise coupa court à ces virées dangereuses.


... à suivre...


Publié dans SORCIERS

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
I
<br /> Marrant ce "cent-pieds" nommé par ici "millepattes" ? Non, je crois qu'ils sont cousins, seulement.<br /> <br /> Je m'en vais vite lire la suite de Mèrkal.<br /> <br /> <br />
Répondre
B
<br /> Bonne fête grandmerkal!<br /> J'aime beaucoup ce texte que j'ai déjà lu dans ton recueil "Contes à temps perdu" des éditions Udir.Tu devrais le signaler il pourrait interesser des "overblogistes".<br /> J'ai reçu la revue des "adex " et te remercie.J'ai lu tes haïkus et poésies..Bravo.C'était sympa ces différents écrits autour de la photo du bouddha.<br /> Bises et bonne journée.<br /> Brigitte<br /> <br /> <br />
Répondre