Sorcières? (10)

(Image Flickr)
(Monique MERABET)
Le grand coq roux -
autour de la poule blanche
douze poussins noirs
J’avoue. Oui, c’est moi qui l’ai tuée. J’ai exécuté la sorcière.
Quand l’homme l’avait ramenée du marché, tout fier de son acquisition, et qu’il l’avait lâchée au beau milieu de ma cour, j’avais deviné.
J’ai compris tout de suite en voyant cette robe entièrement noire, genre gothique si vous voyez ce que je veux dire, plus noire que la nuit et surmontée d’une crête écarlate tout à fait déplacée pour quelqu’un de sa condition… je me suis dit :
« Cette poule est une sorcière de la pire espèce »
N’allez pas me taxer de racisme ou de xénophobie. Non ! Ce n’est pas sa couleur qui m’a fait tiquer ni même l’odeur musquée de sauvagine qui émanait d’elle. D’ailleurs je me souviens d’avoir fréquenté une petite « cou-nu » d’un noir de jais, tout à fait délicieuse. C’était ma préférée et elle m’a donné quelques ribambelles de poussins qui arboraient toutes les teintes de l’arc-en-ciel et qui avaient tous la marque distinctive de leur mère, ce col gracile qui me faisait flipper.
Non, pour celle-là, ce n’était pas la couleur qui clochait. C’était ce regard flamboyant, cruel et haineux, lançant des ondes si négatives que même la carapace d’un dur à cuire comme moi, se couvrait de frissons.
D’ailleurs, c’est bien simple, sitôt l’homme parti, au lieu de se présenter poliment, elle s’est mise à courser tout ce qui bouge, menaçant de son bec affûté celles qui ne lui cédaient pas assez vite les graines ou le ver qu’elles avaient déterré. Quelle panique dans mon univers jusque-là si tranquille !
Et cela a continué ainsi jour après jour. L’harmonie de mon Eden était rompue. Sournoise avec ça ! Dès que l’homme approchait, elle jouait les Sainte Nitouche, prenant des airs tellement pitoyables que, pour peu, on nous aurait accusés, nous, les occupants légitimes de la première heure, de vouloir l’exclure de nos activités.
Puis, elle a commencé à donner des coups de bec aux plus jeunettes, aux plus faibles… juste pour s’amuser. Malgré ma vigilance, elles étaient de plus en plus nombreuses à porter les stigmates sanglants du bec d’acier de la noiraude. Le pire, c’est que l’homme me regardait d’un air soupçonneux lorsqu’il venait au ravitaillement.
Comme si, moi, Roukino Le Grand, j’aurais pris le risque d’abîmer mon cheptel ! J’y tenais trop à mes gallinettes…
Mais bon ! la situation était difficile mais non ingérable. Vu sa couleur, elle finirait bien dans quelque hécatombe dédiée à une divinité tamoule, me disais-je. Je montais la garde autour des mères et des petits et je dormais en travers de la porte des chambrées. Elle, elle se perchait où elle pouvait mais ne se risquait pas à se frotter à moi. Je suis plus fort qu’elle et j’ai pu éviter le pire.
Seulement, voilà, je me suis trouvé dans l’obligation de l’éliminer quand preuve a été faite de son caractère satanique. J’ai dû me rendre à l’évidence. Les œufs que couvait assidûment la Blanchette ont éclos et il en est sorti une douzaine de poussins… noirs comme de l’encre.
Vous trouvez ça normal, vous ? Moi je tire sur le roux avec un bel éventail de bruns, beiges, ocres, chocolats à la queue ; la Blanchette, elle, comme son nom l’indique est aussi blanche qu’un bâton de craie (mais plus volumineuse, bien entendu) : blanche de blanche sans le moindre duvet un peu hâlé. Je ne connais pas grand-chose à la génétique, d’accord ! mais là, ça m’a paru vraiment bizarre. Il y en aurait eu un, deux… allez, la moitié des poussins noirs, cela aurait été acceptable. Mais la douzaine…
Je vois poindre dans vos regards d’humains l’idée que je suis un peu maboul et qu’il y a forcément une explication simple… rationnelle.
Ah ! Les humains, vous aimez bien trouver une logique à tout. Vous aimez tout démontrer. Allez, dites-le ce que vous avez en tête ! Vous pensez :
« Bon sang ! Mais c’est bien sûr ! Ces œufs, ils ont été pondus par la poule noire ; la poule blanche se les sera appropriés et les aura couvés. »
Et si j’objecte Votre Honneur, que la noire elle est méchante, plus mauvaise que si elle avait été vomie directement de l’enfer et que vous croyez tout de même pas qu’elle se serait laissé voler ses œufs à elle… que pourrez-vous me rétorquer ?
Oui ! Vous avez réponse à tout ! Alors, ne soyez pas timides, dites-le votre argument im-pa-ra-ble-ment logique. Vous voulez que je vous souffle la réponse qu’elle est logique de chez logique ? Répétez après moi :
« La poule noire, elle s’est laissé prendre ses œufs parce que c’est une mauvaise mère… »
Mauvaise mère. Voilà ! Mauvaise mère ? Mais naturellement qu’elle est mauvaise, jusqu’au fond des chromosomes.
Là ! Vous êtes contents ? Vous avez gagné ? Vous allez pouvoir me condamner pour mon insondable bêtise, parce que j’ai tué sans aucun motif valable ?
Si vous permettez j’ouvre une parenthèse : et vous quel motif « valable » avez-vous quand vous nous faites passer à la casserole ?
Je referme la parenthèse et je reviens à notre débat sur ma culpabilité. Et je vous dis que vous vous trompez complètement. Zéro calebasse, la fumée grands bois !
Il a fait fiak comme un pétard mouillé votre raisonnement impeccablement logique. L’histoire des poussins noirs de la poule blanche, c’est un acte de sorcellerie, de magie. Magie noire même, je pourrais dire, mais l’heure n’est pas aux calembours et aux calembredaines. L’heure est grave puisque c’est celle de mon jugement pour avoir tué une sorcière.
Écoutez moi jusqu’au bout et vous comprendrez que je suis entièrement sincère. Parce que, croyez-moi, raconter des vérités comme ça, c’est dur pour un coq de mon espèce !
Si je vous affirme que les œufs sont bien de la poule blanche et non de la noire, c’est que… C’est que… Mais jurez-moi que vous ne le répèterez pas… La vérité, c’est que je n’ai jamais pu avec cette noiraude maléfique. Ce n’est pas que je n’ai pas essayé… mon devoir, vous comprenez, je ne connais que ça, mon devoir ! Alors, j’ai bien réussi à la coincer une fois ou deux mais, à peine perché dessus, j’ai senti… ou plutôt je n’ai plus rien senti… Couic ! Enfin… vous voyez ce que je veux dire. C’est une sorcière je vous dis et elle m’a bien arrangé !
La méchanceté, la paresse, la gourmandise, les sept péchés capitaux, je veux bien traiter avec… Mais la sorcellerie, non, je ne peux pas. Ce n’est pas tolérable dans une basse-cour bien famée.
Alors j’ai fait mon devoir. Elle gît sous mes pattes dans une flaque rouge sombre. J’ai encore le goût infect de son sang sur ma langue. Je devrais m’en purifier mais ils ne m’en laisseront pas le temps. Je vois déjà le bourreau arriver, muni de son couteau bien aiguisé.
Adieu mes amis. Je ne regrette rien. Sauf peut-être la vague crainte qu’à cause de ma disparition le soleil ne se lève plus jamais. Mais tant pis pour eux !
Je mourrai en héros.