Sorcières? (11)
Le vieux Chinois
( Yasmine SARTRE)
A un autre vieux Chinois…
C’était un vieux monsieur. Il se nommait Liang. C’était un très vieux Chinois. Un veuf qui vivait seul depuis une éternité. C’était un vieillard aux manières très amènes. Il avait une voix assez fluette, des yeux très vifs. Il portait toujours le même habit très sobre, d’un bleu hyper-délavé.
Le vieil homme occupait l’arrière-boutique de son commerce promis un jour ou l’autre à la démolition, tant il était délabré. Il vivait-là dans un quartier qui n’était pas moins vétuste. D’ailleurs, la plupart des gens l’avaient déserté depuis belle lurette. Il ne restait donc plus que quelques irréductibles.
Bien sûr, son commerce n’était pas florissant (loin de là !). Et si Liang maintenait son antique boutique ouverte, c’était pour pouvoir vivre ; il vivait donc très chichement. Il cherchait surtout à s’occuper.
Liang passait des journées très ordinaires, derrière un comptoir accablé de poussière et des vitrines totalement vides. Elles étaient ponctuées par les rares apparitions d’une pauvre clientèle. C’étaient d’ailleurs, bien souvent, de vieilles personnes qu’il connaissait de longue date et qui étaient aussi des amis. Ils franchissaient le seuil poussièreux de la boutique pour acheter un morceau de pain dont la fraîcheur n’était pas toujours garantie…
Or, un jour, un de ses clients vint à disparaître – il avait plus de quatre-vingt dix ans ! – en laissant chez le vieux Chinois une ardoise assez lourde vu qu’il s’était toujours fait tirer l’oreille pour payer ses dettes. En apprenant la disparition de son débiteur et ami, Liang fut d’abord chagriné mais inquiet aussi, car il avait désormais la certitude de n'être jamais payé. Certes, la somme n’était guère importante compte tenu de la pauvreté de la clientèle, mais elle aurait pu quand même lui être utile. Liang fut donc résigné. Mais il l’ignorait : il avait tort !
Car deux mois, jour pour jour, après la mort du client, un très jeune homme vint à troubler la torpeur poussièreuse des lieux. Il s’agissait du petit-fils du défunt. Il bredouilla quelques mots incompréhensibles et tendit rapidement à son interlocuteur une petite boîte en fer blanc un peu rouillée, ainsi qu’une enveloppe jaunie, froissée, un rien gras. Le vieux Chinois sans trop comprendre ce qui se passait, car on venait de l’arracher à sa somnolence, prit les objets qu’on lui tendait et, quand il releva les yeux, il sursauta de stupéfaction : le visiteur s’était volatilisé !
Liang rangea sur-le-champ ces affaires, sans même y jeter un oeil, au fond d’une vieille armoire grinçante qui se trouvait dans la pièce la plus sombre et la plus retirée de sa maison. Puis les jours passèrent, il vaquait comme d’ordinaire à ses occupations sans plus se soucier de cet incident. Les affaires étaient loin d’être prospères et notre homme se faisait un devoir de se disperser dans une multitude de petites tâches pour lutter contre la misère dans laquelle il croupissait.
Lors d’une fin d’après-midi de mai – mai devait toucher à sa fin - lors de l’un de ces après-midis un peu plus poussièreux que d’autres, Liang qui somnolait au fond de son très vieux pliant, presque défonçé, s’en dégagea vivement. Il bondit de son antique chilienne comme un automate pour courir récupérer les fameux objets.
Vers cinq heures, Liang alluma la vieille lampe à pétrole et s’installa juste en dessous. Elle répandit une clarté jaunâtre au-dessus de la seule table branlante qui trônait au milieu de la salle à manger. Il se tint là, accoudé durant des heures, le regard fixé sur le papier jauni avec, juste à côté, la vieille boîte rouillée, totalement indifférent au ruban tue-mouches qui pendait au plafond, lourd des essaims de mouches qui y étaient collés depuis des lustres.
Le vacarme des grillons qui s’en donnaient à cœur joie, était assourdissant. On apercevait aussi, près de la porte, quelques phalènes égarées. Mais Liang, marmoréen, restait définitivement concentré. On aurait dit qu’il s’efforçait de rassembler toute sa capacité d’attention sur les objets. Le grêle carillon retentit plusieurs fois. Enfin, Liang vaincu - il avait l’impression que sa tête allait exploser - alla se coucher. D’ailleurs, le réservoir de pétrole était vide.
Le lendemain, le vieux Chinois repensa encore à la dernière veillée en finissant sa sieste. Il devait être cinq heures. En réalité, il ne lui avait pas fallu plus de trois secondes pour parcourir les quelques mots, fines pattes de mouches, jetées hâtivement sur la page froissée. Mais cette écriture hésitante et malhabile l’avait plongé dans un abyme de réflexion. A tel point qu’il décida depuis cette fameuse nuit de ne pas ouvrir son commerce le lendemain, ni même les jours suivants. De toute façon, plus personne ne venait.
Dans son message, son ancien client l’exhortait à utiliser la poudre que la boîte contenait car seul Liang était capable d’utiliser ses vertus magiques : pour s’enrichir et vivre heureux le plus longtemps possible. Seul Liang (le défunt avait écrit très exactement : Maître Liang…) pouvait réussir un tel exploit : il avait été autrefois mi-magicien, mi-sorcier. Il faut dire que ces deux-là, se connaissaient de longue date.
C’est au prix d’un effort de mémoire considérable que Liang parvint à se souvenir de sa très ancienne carrière de sorcier. Cela lui revint par toutes petites bribes, très lentement, avec une lenteur incroyable. Puis, les souvenirs émergèrent de nouveau. D'une précision ahurissante !
Autrefois, c’était il y a très longtemps, Liang avait connu, pratiqué les vertus magiques de certaines plantes exotiques, très rares. Il avait recherché désespérément le secret des végétaux qui paraissaient bien chétifs eu égard à leurs pouvoirs. Et à dire vrai, il avait bien failli toucher au but... Il tenait ses connaissances d’un grand-père presque centenaire, originaire de la province de Sichuan. Il l'avait connu quand il avait tout juste dix ans…
Comme il avait tout son temps, de nouveau possédé par la soif de recherche, il recommença « ses expériences », la sélection qu’on lui avait procurée s’étant avérée mauvaise. Six mois passèrent sans qu’on ne le revit dans le quartier. Certains mêmes, le tenaient pour mort.
Puis, un jour, on le vit fureter dans les allées du marché. Il discutait beaucoup avec les marchands de plantes médicinales. Ceux qui osèrent l’aborder furent quittes pour des réponses évasives, très évasives même. Liang n’était et n’avait jamais été un bavard.
En fait, pour savoir vraiment de quoi il retournait, il aurait fallu pénétrer subrepticement chez le vieux Chinois. Alors, l’audacieux aurait été assailli par la quantité d’odeurs qui emplissaient la maison. Liang se livraient à corps perdu, et dans une solitude extrême, à l’expérimentation médicinale. Tout y passait. Il brûlait, écrasait, malaxait, mélangeait, pilait quantité de feuilles, racines, écorces et branchettes. Il distillait aussi au fil des jours tantôt des odeurs âcres, terriblement âcres, ou doucereuses, pour ne pas dire sirupeuses. Il fallait le voir sautiller au milieu de ses marmites fumantes et des immenses casseroles en cuivre. Ses chaussons en toile touchaient à peine le sol. Il enjambait avec l’aisance d’un danseur quantité de pilons qui encombraient le parquet. Lui seul, était capable de trouver la plante idoine dans la verdure qui tapissait les murs.
Certains jours, peut-être en fonction de son humeur intime, l’amertume dominait. D’autres jours, c’était tout le pâté de maisons où habitait le vieux sorcier qui embaumait d’une enivrante odeur de lotus… Mais lui, ne prêtait guère attention à ces invraisemblables fragrances.
Puis, un beau jour, deux ans environ après le début de cette extraordinaire alchimie, Liang poussa un grand cri de jubilation. Quiconque aurait été présent, à ce moment-là aurait vu une joie, une sérénité infinie illuminer son visage. Ce cri, cette joie, cette sérénité ne durèrent que quelques secondes et… Liang disparut ! Il se volatilisa littéralement. A cette époque, peu de personnes se rendirent compte de sa disparition. Et on dit même qu’une odeur envoûtante de lotus flottait toujours dans les parages de sa maison bien longtemps après la démolition du vieux logis de Maître Liang.