Sorcières? (7)
(Huguette PAYET)
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(image Flickr)
Cette sorcière là, passait chaque jour un temps fou à effacer les signes extérieurs de sa lignée.
Se couper les ongles en arrondi, les limer avec le plus grand soin, les brosser jusqu'à ce qu'ils soient
plus blancs que neige.
S'arracher les poils disgracieux au creux de ses narines caverneuses, de ses oreilles d'éléphant et
autour de sa grande bouche lippue.
Cracher enfin à chaque instant dans un grand mouchoir en tissu, afin d'escamoter le petit crapaud ou
le lézard qui auraient pu en sortir, étaient pour elle un rituel incontournable à sa vie.
Elle tentait d'adoucir sa voix rauque, en suçotant bruyamment des pastilles à l'anis dont elle ne
manquait jamais. Mais cette voix restait malheureusement aussi tonitruante et lui sortait de la
bouche dans un nuage de postillons, dont son public avait pris l'habitude de s'abriter instinctivement
en levant le coude.
Contre l'odeur de soufre naturelle qu'elle laissait sur son sillage, elle usait et abusait de son parfum
entêtant de Pompéia, qui faisait qu'on devinait déjà sa présence avant qu'on ne la voie.
J'étais persuadée qu'elle devait cacher son balai dans une trappe qu'elle ouvrait sans doute la nuit,
et qu'elle s'en servait pour aller assouvir sa gourmandise, pendant que les autres dormaient. La
journée, elle allait en effet toujours à pieds, s'abritant sous un énorme parasol bleu, pratique les
jours de pluie et de soleil. Pour les jours de grand vent, elle l'échangeait contre un chapeau de feutre
noir aux larges bords, solidement attaché sous son énorme gorge, plissée comme les fanons d'un
boeuf.
Quand les enfants la croisaient sur leur chemin, ils allaient de leur:''Bonjour Manmzelle Elise'',
auquel elle ne répondait pas, mais qu'ils utilisaient quand même, même en tremblant de peur, afin de
ne pas s'attirer ses foudres à venir.
Elle portait d'une main boudinée un grand cartable en cuir patiné, qu'elle avait acheté pour qu'il
dure. ''Gros tabac'', comme on la surnommait, n'aimait pas le gaspillage. Ses habits, taillés dans de
la grosse toile étaient faits eux aussi pour une éternité. Quant à ses espadrilles éculées, toujours bien
cirées, elle ne les remplaçait que lorsque la plante de ses pieds touchait terre.
Elle n'avait encore mangé aucun de nous. Mais c'était clair qu'elle ne nous aimait pas. Son rire
sarcastique nous effrayait. Elle nous mettait au coin, enfilait sur nos têtes le bonnet d'âne avec un
plaisir évident. Elle nous tirait les cheveux, nous mettait à genoux sur des grains de filaos piquants,
nous épinglait nos cahiers dans le dos afin de montrer à tous les quelques taches ou fautes que nous
y avions faites, avant de les jeter par la fenêtre avec rage. De sa règle de fer, elle nous tapait sur les
ongles, que nous devions lui présenter rassemblés pour ressentir cinq douleurs à la fois. Sur les
jambes, elle nous donnait des coups de verges dont le nombre était proportionnel à nos erreurs.
Je rêvais sans cesse à mon retour à la maison, où la douceur attentive de ma mère me prouvait qu'à
côté du monde des sorcières existait aussi, heureusement, celui des fées...