LES TROIS UNITES (Monique MERABET)
Le club Pat’ Pantin
vous parle
de
L’oubli
Avec
(Monique MERABET)
Qu’en un jour, en un lieu…
Mon père. Ma mère. Ma femme.
Vous voilà tous les trois réunis dans le salon.
J’ai fait du feu dans la cheminée. Rien n’a changé depuis le temps de mon enfance. J’ai soixante-deux ans ce dimanche : un retraité tranquille. Je vous observe.
Toi mon père… Ou peut-être devrai-je dire « Vous mon père… » ? Vous avez toujours été si solennel, si distant, planant à dix coudées au-dessus de la chiure de mouche que je suis à vos yeux.
Mais aujourd’hui, tu ne diras rien si je te tutoie. Pas même un grognement étouffé de désapprobation ne franchira la fente à peine esquissée de tes lèvres.
Le regard dur, coupant comme un rasoir, tu te tiens droit et guindé près de l’âtre, à cette place que tu affectionnais tant, le tisonnier à portée de main. Tu portes une cravate bleue sur ton costume sombre : une dégaine de pasteur, l’image même de la dignité ecclésiastique, qui aime bien châtie bien !
Je te regarde depuis la place que j’occupais au bout de la table en chêne ciré. Je faisais mes devoirs. J’apprenais mes leçons. Que tu me faisais réciter avec un soin de clerc de notaire tâtillon. Ton oreille attentive guettait la plus infime hésitation, le moindre blanc dans ma voix terrorisée.
La brûlure du tisonnier. Recommence… Recommence…Tu avais de hautes ambitions pour ce fils, l’unique rejeton de ta lignée même si tu le traitais d’avorton dégénéré. Je portais ton nom. Je devais être le Premier de la classe. Te souviens-tu de cette composition ratée ? Je n’étais que le deuxième. Ce soir-là, le tisonnier a mené son lourd ballet sur mon corps dénudé. Les traînées sanguinolentes, je les porte encore, zébrures lacérant ma chair, ma mémoire. Je ne les ai pas oubliées.
Et toi ma mère, tu ne disais rien. Tu n’entendais rien. Tu ne regardais même pas, absorbée par ton feuilleton, les doigts s’activant sur quelque informe tricot.
Aujourd’hui aussi, tu restes silencieuse. Tu regardes par la fenêtre, vers le jardin. Vers cette terre que tu labourais sans pitié, avec une hargne rentrée. Comme si tu te battais contre elle pour lui imposer ton ordre immuable, tes sempiternels carrés de légumes : choux – carottes – navets – poireaux… Pas la moindre place pour une fleurette, pas même pour une herbe aromatique. Ne pas laisser un soupçon de fantaisie pervertir les soupes épaisses que tu nous servais chaque soir. C’est sérieux la soupe !
C’est moi qui devais les sarcler, tes herbes à soupe, désherber jusqu’à la moindre radicelle. Je m’écorchais les doigts jusqu’au sang pour démêler du gravier de l’allée les minuscules feuilles de pourpier.
Et tes yeux gris acier ne laissaient jamais rien passer.
Sur ton ventre rebondi, tu as croisé tes mains. Tu les exhibes fièrement ces mains calleuses, aux veines saillantes, ces mains qui se sont saignées aux quatre veines, disais-tu, ces doigts crochus qui jamais ne se sont abaissés à une caresse. En fait, passées les nécessités de débarbouillage de la petite enfance, tu ne m’as jamais touché. Pas même une taloche, non !
Tu préférais user du martinet aux lanières cinglantes ou d’un solide fouet directement prélevé sur le pêcher, le même bois que tu utilisais pour embrocher les crapauds. Quel mal te faisaient-il les crapauds ?
Tu n’aimais pas les animaux, ma mère. Et tu ne m’aimais pas non plus, moi le gringalet que tu avais expulsé sans un cri de tes hanches puissantes. Je suis sûre que tu rêvais de me faire subir le même sort que ces pauvres crapauds, me clouer définitivement au sol pour que je ne salisse plus, que je disparaisse de ta vie, que je ne respire plus le même air que toi…
Je ne t’ai pas oubliée, ma mère.
Et toi mon épouse, cette brave Hermance, avec ta tête de poupée de porcelaine, si fragile sous les boucles de ta permanente. Et ton sourire un peu timide de mamie à confitures… et ta bouche purpurine qui ne s’ouvrait jamais que pour interdire, que pour récriminer. Je l’entends encore ta voix si hypocritement douce en présence des autres, si acerbe envers moi.
« Où étais-tu encore passé ? Tu as fait un accroc à ton pantalon du dimanche… Prends les patins pour passer au salon… Pourquoi as-tu souri à la fille Dupois, cette petite catin ? … Tu ne vas pas sortir sans parapluie… Tu vas encore perdre ton parapluie… Ne rajoute pas de sel à la soupe ! Tu sais bien que je fais un régime…. Tu as sali les w.c… Pas question d’aller à la pêche avec cet ivrogne de Marcel… Une belote avec Fredo ? Reste donc là, tu m’aideras à écosser les haricots… Ta veste pue la cigarette ! Tu vas pas te remettre à fumer…
Ma femme ! si experte à dénigrer, à humilier. Surtout en public où tu jouais à la perfection le rôle de la bonne épouse qui prenait grand soin de son balourd de mari, ce maladroit, ce feignant… qui n’avait même pas réussi à te faire un enfant. Bien sûr tu ne disais pas quelle mijaurée tu faisais les rares fois où tu as consenti à accomplir le devoir conjugal, du bout de tes chastes fesses.
Ah ! tu t’es bien entendue avec ma mère pour me baîllonner la vie. Je ne t’oublierai pas non plus.
Un seul fait accompli…
Je me suis remis à fumer. Oh ! des cigarettes très spéciales, pas de quoi me coller le cancer des poumons je crois. Mais personne n’a jamais testé la nocivité de mon mélange, à vrai dire.
Mon père. Ma mère. Ma femme.
J’ouvre chacune des boîtes. Je prélève une pincée, l’incorpore intimement au tabac. Puis je roule la fine pellicule de papier et colle d’un coup de langue expert. C’st prêt.
Je vous dédie chaque bouffée, chaque volute de fumée…
Mon père. Ma mère. Ma femme.
J’ai appris à faire durer le plaisir et je savoure, les yeux fermés…
… tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli…
Le théâtre de mes souvenirs… Non ! le rideau n’est pas prêt de se baisser. Et vous êtes des acteurs si époustouflant ! Mon père. Ma mère. Ma femme.
…un peu cabotins, aussi.
Vous aviez peur qu’on vous oublie. Vous vouliez reposer à l’ombre des frangipaniers dans le même caveau peut-être pour prolonger votre complicité dans l’au-delà. Avec une belle plaque gravée en lettres dorées : une pour toi mon Père, une pour toi ma Mère, une pour toi ma Femme.
Vous étiez si friands de ces rites des souvenirs. Vous n’auriez jamais raté une Fête de Toussaint pour tout l’or du monde. Et vous rêviez de dresser vous aussi une plaque de marbre comme rempart à l’oubli.
Mais après cette tragique balade à trois dont j’étais exclu, j’ai récupéré vos cendres. La voitura avait pris feu. Et maintenant vous voilà alignés là, dans ce salon où je viens vous retrouver tous les dimanches.
Mon père. Ma mère. Ma femme.
Je ne vous oublierai pas de sitôt. J’use de vos urnes avec tant de parcimonie.
Info Pat' Pantin: le prochain thème est LE SECRET.
Le Club Pat' Pantin se réunira pour lecture le 22 Août 2009