J'ai cru t'aimer

Publié le par Monique MERABET

J'ai cru t'aimer

J’AI CRU T’AIMER

 

 

Ce matin j’ai cueilli un fruit à pain — moin la kass in fouyapin, en créole —  sur l’arbre du jardin. Cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps, l’arbre à pain élagué trop bas, n’avait plus la possibilité de mener un fruit à maturité.

Celui-ci est à point, gros ballon vert marqueté d’hexagones et pitaclé de gouttes de latex solidifiées.

Au menu du jour, boulettes de fruit à pain avec de la morue : saveurs traditionnelles toujours aussi délicieuses à mes papilles. Je suis de celles qui pratiquent la cuisine du temps longtemps et je n’hésite pas à faire entrer dans la composition de mes repas fruit à pain, papaye, ti jak… ou patates douces, manioc, kanbar…

Cependant au fil des ans, ces produits la cour ont connu rejet et dépréciation, à mesure que les Réunionnais sortaient du système d’approvisionnement quasi autarcique des familles des campagnes. Ceux qui possédaient un petit lopin de terre alentour de la case, disposaient là de denrées fraîches, renouvelables et… gratuites.

C’est cette gratuité, ce « rien à payer », qui a conduit les petits paysans sortant de la misère à considérer ces nourritures comme « cari j’ai cru t’aimer ». L’expression du zékritémé est pittoresquement créole. Quelle mère de famille aurait servi à ses enfants des plats de si peu de valeur… sauf en cas d’indigence majeure ? Plutôt manger un riz chauffé (le riz étant denrée dèor arrivant par bateau). Et ne parlons même pas des patates cuites dans le manger cochon…

Maman m’a glissé du bout des lèvres que, oui, Mamère, veuve de guerre avec trois enfants, faisait parfois un cari de fruit à pain. Aveu fait en misouk, vas pas le répéter surtout !

De toute mon enfance je n’ai vu paraître au déjeuner ou au dîner ni fruit à pain, ni manioc, cambarre ou autre tubercule…

Mais n’allez pas en tirer des conclusions hâtives. Comment, vous Réunionnais vous passez à côté des qualités gustatives et nutritives de ces aliments naturels ? Que nenni ! De tout temps, le fruit à pain, le manioc, le cambarre, la patate douce se préparait avec du sucre et de la graisse, deux ingrédients qu’on achetait à la boutique ; et le fait de les payer — même si on réglait avec difficulté l’ardoise consignée sur le carnet du chinois — anoblissait en quelque sorte le mets ainsi préparé. Il était servi au goûter, en milieu d’après-midi après que tout le monde soit rassasié d’un déjeuner présumé conséquent… voilà qui changeait tout !

D’autres aliments ont connu cet ostracisme : le maïs remplaçant le riz parce que seule céréale disponible en période de guerre ou le cari patte cochon parce que les bas morceaux étaient les seuls que les familles pauvres pouvaient se payer…

Et déjà la morue, seule source de protéines animales qu’on ramenait dans le bazar du samedi (sèche et salée s’entend) avait été étiquetée « cari zékritémé ». J’ai trouvé l’expression dans « Le piment des mots créoles » de Jean Albany. Puis plus tard dans ce « Séga la morue » de J. Joron. En voici un extrait qui vous permettra d’en découvrir tout le… sel ;

 

Quand moins s’ra riche, mi mang’ra pi la morue

Sardines en boîte ? li peut reste dan la boutique…

 

Sat mi connais, c’est qu’mi mang’ra pi la morue

Non non non non, parle pi amoin d’la morue

Mon poche s’ra plein

Avec gros gros billets

Tir devan moin

Ce cari « j’ai cru t’aimer »

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