LA BALANCOIRE (Anick BAULARD)
INFO PAT'PANTIN
Le prochain thème est: LE SECRET
Le club Pat' Pantin se réunira pour lecture des textes le samedi 22 Août 2009.
Le lieu de rendez-vous sera précisé ultérieurement.
Le club Pat’ Pantin
vous parle
de
L’oubli
Avec
(Anick BAULARD)
Elle ferait tout juste l'affaire, la grosse branche du pommier : presque à l'horizontale, en surplomb du carré d'herbes folles, au fond du jardin, elle serait le support idéal pour une balançoire.
Il était grand temps qu'elle y pense, d'ailleurs, Mélie aurait bientôt huit ans et elle passait de plus en plus de temps dans "la maison de Tatie". Il faut dire que la campagne, c'est drôlement bien pour les vacances, quand on habite toute l'année en HLM.
L'arrivée de Mélie dans son univers rural et solitaire lui avait fait redécouvrir les charmes simples et rustiques qu'elle avait eu tendance à négliger, auparavant, tant ils étaient devenus familiers et d'une apparente banalité. Les chemins du printemps, arpentés en compagnie de la petite fille, lui avaient offert comme des cadeaux précieux leurs boutons d'or et leurs violettes, le parfum des fleurs d'acacia lui avait à nouveau charmé les narines, puis le palais, lorsqu'elle avait retrouvé sa recette de beignets, jaunie, dans le tiroir de la cuisine. Les yeux brillants de Mélie, ses questions incessantes lui faisaient le cadeau inestimable de tous ces trésors d'enfance, et chaque jour qui passait lui rendait plus chères sa petite nièce et sa campagne, désormais unies dans son paysage intime.
De sa propre enfance, elle n'avait aucun souvenir, comme si l'on avait tiré un rideau noir sur les dix premières années de son existence, depuis cet accident, oublié, lui aussi, et dont personne ne parlait jamais. Ses seuls souvenirs d'enfance lui avaient été "racontés", elle avait aussi trouvé des photos dans l'album familial, mais ni les mots ni les images n'avaient éveillé la moindre réminiscence ; c'était comme si elle était née l'année de ses dix ans, comme si la vie d'avant était celle d'une autre, une sœur étrangère qui lui ressemblait mais qu'elle ne reconnaissait pas.
Elle pensait à tout cela en montant dans le grenier pour aller chercher l'escarpolette qu'elle y avait dénichée quelques années auparavant, lorsqu'elle avait acheté cette petite maison. Elle n'y avait pas prêté attention jusqu'alors, mais aujourd'hui, le temps était venu de s'en occuper sérieusement ! Mélie allait l'adorer, cette balançoire, elle en était sûre ! Elle avait fini par se recréer sa propre enfance par l'intermédiaire de sa nièce, grandissant, en quelque sorte en même temps qu'elle, réinventant l'itinéraire d'un enfant, avec ses découvertes, ses émerveillements et ses fous rires, ses gros chagrins aussi.
Les chagrins… cela, elle connaissait bien : la vie n'avait pas été facile ! Comment se construire quand on n'a pas eu d'enfance, ou du moins quand on ne s'en souvient plus ? Comment trouver la sérénité lorsque, presque chaque nuit, le même cauchemar revient vous tourmenter, vous réveiller en hurlant, un cauchemar incompréhensible et d'autant plus angoissant, cette ombre qui s'approche, d'abord vaguement familière, puis de plus en plus grande, de plus en plus sombre, de plus en plus étrangère, jusqu'à devenir menaçante et se jeter sur vous, sans un bruit, jusqu'à vous envelopper d'un voile noir d'horreur absolue, jusqu'à vous jeter à bas du lit dans un état de terreur indescriptible ! A dix ans, elle avait été une petite fille triste et solitaire, ne se confiant à personne, n'ayant rien à partager, angoissée à la seule idée de côtoyer des gens inconnus. Ses seuls amis avaient été les livres : ceux-là, elle n'en avait jamais eu peur, c'étaient eux qui lui apprenaient, par l'intermédiaire de leurs héros, tout ce qu'elle avait dû vivre, sans doute, et qui lui avait totalement échappé. Son adolescence n'avait pas été plus facile ; elle avait pris grand soin de dissimuler sous de longs pulls informes les transformations de son anatomie et avait fui les soirées et les sorties : la crainte d'être abordée par un garçon, frôlée peut-être, la paralysait. Et puis le temps avait passé, ses parents étaient morts, son frère aîné s'était marié. Elle, elle était restée "vieille fille", comme on disait alors, seule, encore plus seule… Un jour, elle avait trouvé cette petite maison isolée, avec un jardin, et cette quasi claustration avait fini par lui convenir. Comme naguère les livres, la nature lui apportait aujourd'hui savoir et consolation. Mais, malgré cette paix apparemment retrouvée, elle espérait toujours qu'un miracle se produirait, que cette amnésie de dix ans, un jour, prendrait fin, que le voile se déchirerait. Et confusément, elle pensait que c'était par l'intermédiaire de Mélie qu'elle ferait toute la lumière sur son mystérieux passé.
Mélie… Quand elle était née, son premier mouvement avait été de feindre l'indifférence, mais une douleur brûlante lui avait transpercé le ventre lorsque son frère lui avait mis le bébé dans les bras, et elle avait fondu en larmes, serrant la petite fille avec force contre sa poitrine, riant et sanglotant à la fois : il avait fallu la lui arracher ! Depuis, elle avait joué à merveille son rôle de "Tatie" et sa vie en avait été transformée. Pour la première fois, elle n'avait plus peur, pour la première fois, elle partageait, pour la première fois, elle protégeait. Elle pouvait presque se dire heureuse, même si l'horrible cauchemar n'avait pas cessé, se faisant même de plus en plus fréquent, de plus en plus angoissant.
Elle était en très bon état, cette balançoire, les cordes solides ne s'étaient pas du tout effilochées, la planche de bois clair était large et lisse. Un bon dépoussiérage et ce serait très bien. Comme elles allaient s'amuser, toutes les deux, elles allaient s'envoler au-delà du jardin, vers le ciel, plus haut, toujours plus haut, elles allaient se prendre pour des oiseaux et les rires étoileraient la torpeur de l'été ! Elle testa la branche du pommier en s'y suspendant, puis elle y assujettit la balançoire, pas trop haut, là, comme ça, ce serait parfait ! Elle souriait en pensant à la surprise de Mélie, à ses baisers pour lui dire merci, à tous les bonheurs escomptés.
Lorsqu'elle prit place sur la planche de bois pour s'assurer de la solidité de l'installation, un léger malaise s'empara d'elle, une sorte de torpeur, de vague à l'âme. Elle se mit à se balancer, très lentement d'abord, et le mal être s'amplifia. Il lui semblait qu'une ombre planait au-dessus d'elle, d'abord légère, puis plus sombre, plus hostile. Et cette ombre, elle la reconnaissait, c'était celle de son rêve, elle prenait corps, peu à peu, et plus elle se balançait, plus le rideau noir de l'amnésie se déchirait. Soudain, elle poussa un cri, elle y voyait clair, désormais : l'accident de ses dix ans, ce n'était pas un accident, l'ombre de ses cauchemars, ce n'était pas une ombre, c'était un homme, un homme qui l'avait poussée, doucement, puis plus fort, de plus en plus fort, plus haut, de plus en plus haut, malgré ses hurlements de frayeur, jusqu'à ce qu'elle lâche prise et termine son vol plané par une lourde chute dans le carré de petits pois. Alors l'homme s'était précipité sur elle… et la mémoire, miséricordieuse, avait déserté son corps écartelé…
Comme au jour de la naissance de sa nièce, une douleur fulgurante lui déchira le ventre. Elle savait, à présent, elle décryptait aisément tous ces signes mystérieux qui l'avaient accompagnée au fil de sa vie, elle possédait enfin ce qu'elle avait tant désiré, la connaissance du secret, mais cette révélation était si douloureuse, si insupportable, qu'elle se demandait maintenant si l'oubli n'avait pas été sa seule chance de survie. Comment vivre avec cela, cette blessure que l'on ne peut pas dire ? Comment même imaginer cette monstruosité subie par une petite fille ? Et soudain, une abominable pensée lui traversa l'esprit : et si cela arrivait un jour à Mélie ?
Horrifiée, elle courut chercher une égoïne et se mit à scier la branche du pommier.