FIN DE PARTIE (Claude GUILLON-LABETOULLE)
Le club Pat’ Pantin
vous parle
de
L’oubli
Avec
FIN DE PARTIE
Claude
Guillon-Labetoulle
Allongée sur son lit d’hôpital Estelle était absorbée par les allées et venues d’un tisserin occupé à construire son nid dans le filao devant la fenêtre. Fascinant ! Tellement fascinant qu’elle n’avait pas entendu la porte s’ouvrir doucement et quand la voix s’exclama : « Mais tu es réveillée ! Ca va ? » elle eut presque envie de hurler. Comment avait-elle pu être assez stupide pour se laisser piéger si facilement !
Depuis une quinzaine de jours, elle était là, tranquille à l’abri de toutes les contraintes du quotidien et voilà que tout s’écroulait. Le soir de l’accident elle s’était retrouvée éjectée de la voiture et avait chu dans l’herbe du talus, un peu sonnée et contusionnée il est vrai. Mais les secours étaient arrivés très vite, appelés par son mari, indemne mais passablement déboussolé. Allez savoir ce qui lui était passé par la tête. Elle gisait là et se disait que l’herbe sentait bon, qu’elle n’avait ni envie de bouger, ni envie de parler. Qu’aurait-elle eu à dire ? Rien ; sinon se mettre en colère et reprocher à son mari d’avoir voulu faire respecter sa priorité , d’être passé alors que manifestement le chauffeur de la grosse berline ne pourrait pas s’arrêter (si tant est que cela lui soit venu à l’esprit). Bref, elle avait opté pour le silence. Et quand le secouriste affolé s’était approché, elle avait vite fermé les yeux et ralenti sa respiration pour qu’on lui fiche la paix.
En quelques minutes elle fut auscultée, mise sur un brancard et amenée ici. C’est pendant le trajet qu’elle avait décidé de s’offrir des vacances. Elle avait subi les examens, les radios, les scanners sans bouger plus qu’une souche. Le plus dur avait été la pose de tubes en tous genres, mais on n’a rien sans rien, n’est-ce pas. Elle avait entendu les commentaires et eu la confirmation qu’un traumatisme peut provoquer un coma même en l’absence de blessures .Tous les jours elle rigolait intérieurement devant l’air perplexe de son conjoint, de l’infirmière et même du médecin, avec une petite inquiétude quand même qu’ils finissent par avoir un léger doute. Mais non, elle était meilleure comédienne qu’elle ne se l’était imaginé et voilà qu’elle venait de tout faire capoter en essayant de faire un haïku sur cet oiseau de malheur.
Il fallait parer au plus pressé ! Elle prit son air le plus ahuri pour mâchonner un : « Bonjour docteur ! » d’une voix à peine audible. Son interlocuteur qui commençait à esquisser un sourire se laissa tomber sur la chaise près du lit et resta à la contempler l’air hagard et effondré jusqu’à ce que l’infirmière arrive.
«-Ah ! Mr Trocoi ! vous voyez bien , elle a quand même fini par se réveiller !
-Oui ! mais apparemment elle me prend pour le médecin !Vous pensez que c’est passager ?
-Ah bon ? Madame, c’est votre mari ! Vous savez il est venu vous voir tous les jours depuis votre arrivée ici …
-Mon mari ? ? ?
Ca commençait à devenir compliqué. Heureusement l’infirmière, bonne âme, expliquait à Mr Trocoi qu’après un coma de cette durée, les choses ne seraient pas toutes simples et que peut-être il faudrait du temps à sa femme pour retrouver complètement la mémoire … que les amnésies post-traumatiques n’étaient pas rares et que déjà il devrait se réjouir qu’elle n’aie pas perdu l’usage de la parole. Estelle dans son coin en avait profité pour refermer les yeux.
Elle les entendit sortir de la chambre et la porte qui se fermait étouffa la fin de la phrase : « Venez, on va la laisser se reposer et aller voir le Dr Somme pour aviz… »
Bon ! Estelle était consciente que les choses allaient s’accélérer. Sans lésions, ni fractures, ni pathologie, par ces temps d’économies drastiques dans les hôpitaux, sûr qu’on allait la renvoyer dans ses foyers le plus vite possible. Elle regrettait déjà le calme de la chambre, le bruit du vent dans les filaos, cet univers hors du temps. C’est vrai, en dehors des arrivées mouvementées, le service de réanimation était propice aux rêveries interminables. Les choses qui lui avaient le plus manqué c’étaient son café , ses livres et son jardin. Mais déjà elle commençait à se bâtir un nouveau scénario.
Une fois rentrée chez elle, pas question de se laisser à nouveau envahir par les charges du quotidien. Consciencieusement elle commença à établir mentalement la liste de ce qu’elle aurait totalement ou partiellement oublié. L’exercice s’annonçait quand même périlleux, mais elle savait pouvoir compter sur sa mémoire jusqu’ici sans faille. Elle se dit qu’elle allait prendre tout son temps pour lutter contre l’oubli et qu’elle y mettrait bien peu d’énergie. Ca devrait marcher, après tout c’était moins difficile que de jouer les comateuses. Malgré tout elle ne pouvait s’empêcher d’avoir un léger doute et de se dire qu’elle flancherait le jour où elle se sentirait un peu honteuse de profiter ainsi de la situation. Mais après tout vers la fin d’une vie plutôt rigoureuse elle pouvait bien s’offrir une petite parenthèse de fantaisie .Et qui sait ? Si ça se trouve son mari serait content de prendre les problèmes domestiques en main.
Le lendemain elle quittait l’hôpital , sans hâte excessive, arborant un regard absent, bénissant intérieurement l’infirmière qui prodiguait d’ultimes conseils.
« -Surtout Mr Trocoi, il ne faudra pas vous énerver, dans ces cas-là il faut de la patience, beaucoup de patience, sinon c’est la régression assurée ! »
Estelle se dit qu’elle aurait du mal à trouver le bon dosage, combien de temps serait-elle capable de jouer au jeu de l’oubli ?
Info Pat' Pantin: le prochain thème est LE SECRET.
Le club Pat' Pantin se réunira pour lecture le 22 Août 2009