Salut, frères Indiens d'Amérique (Huguette PAYET)
Salut, frères Indiens d'Amérique...
Après avoir cherché sur les traces de mes ancêtres à me forger une âme forte, en harmonie avec les forêts, les montagnes, les rivières et les cascades de mon pays, j'ai eu la chance d'y trouver pendant longtemps, autant que vous dans vos immenses plaines et vos collines, ma juste place.
Aucun voyage hors de mon pays, aussi magnifique fût-il, ne m'a apporté de joie plus intense que celle de voir à mon retour, depuis l'avion, mon île verdoyante émerger de l'océan. Chaque fois sans réfléchir, j'ai applaudi: j'étais si bien ici! Je n'ai d'ailleurs guère quitté mon pays sinon pour des raisons professionnelles ou familiales, contribuant ainsi à une moindre pollution de l'air à laquelle je n'avais pas vraiment pensé alors...Je ne regrette rien de tout cela. Ce sont mes choix de vie.
Comme vous aussi, je loue mes parents de m'avoir inculqué un mode de vie naturel. A la maison, on ne cueillait les fruits que lorsqu'ils étaient mûrs à point. La mouche des fruits n'étant arrivée qu'avec les importations, nous avons toujours mangé des fruits et légumes sains chez nous. On ne les traitait jamais par la chimie. Quand on en avait beaucoup, on en faisait des confitures, sans conservateurs, qu'on offrait à notre famille, à nos amis. On échangeait les fleurs qu'on aimait avec nos voisins et les gens qui passaient nous voir. Il n'y avait que de rares boutiques de fleuristes. C'était l'époque où on savait donner...Mais le temps a passé depuis...Une fois branché sur la Métropole -modèle, devenu civilisé et modernisé, notre peuple a oublié de plus en plus cette grâce, comme vous l'avez constaté aussi chez vous, quand vous dîtes que votre peuple s'incline aujourd'hui devant un paysage peint dont on estime la valeur en dollars, oubliant les vraies couleurs de la vie...
Chez nous on ne jetait pas la nourriture. On donnait les restes aux animaux et on s'efforçait de manger de tout, même ce qui était moins bon. On ne devait pas faire de mal non plus aux animaux et aux plantes. Comme chez vous, chaque herbe, chaque plante avait ses vertus qui nous guérissait des maladies d'alors. Le quinquina enrayait le paludisme par exemple et le ricin était souverain contre les parasites, pour ne citer qu'eux. L'arbre qui poussait était un objet de respect. Après un cyclone toute la famille faisait le grand toilettage du jardin. Mon père taillait avec grand soin les arbres qui avaient été endommagés. Il savait, comme chez vous, que toutes choses partagent le même souffle: la bête, l'arbre, l'homme. L'air au bout d'un moment se remplissait à nouveau du parfum de l'héliotrope, du franciséa ou du jasmin. Les papayes Colombo emplissaient à nouveau nos corbeilles. Les bananiers étaient fiers de régaler nos palais de leurs régimes généreux et odorants. Comme vous, nous prenions aussi le temps d'écouter le chant des crapauds dans la ravine voisine, ou celui du vent dans les branches. Il nous racontait la naissance des oisillons, la floraison toute proche des flamboyants à Noël, ou l'arrivée de l'été avec son cortège de pluies et de cyclones...
C'est sur cette terre, que chacun de nous six qui y sommes nés, construisit sa maison à la mort de nos parents. Le deuxième cadeau de vie qu'ils nous offraient, après celui de nous avoir mis au monde. Sur leur pas, nous y avons soigné nos maisons et nos jardins. Chacune des six oasis avait son originalité, et dans chacune d'elles il faisait bon vivre, se rencontrer en famille ou entre amis, perpétuer l'amour de la terre qu'avaient eu nos ancêtres, parler le créole, notre langue maternelle et ce...jusqu'à ce qu'arriverait notre grand départ, pensions nous. Mais vint alors ce jour où le ciel de lit de nos rêves s'est déchiré d'un coup.
L'urgence de la densification de l'habitat de par la petite taille de notre île et une natalité galopante, l'opportunité de niches fiscales pour les constructeurs avec la défiscalisation, l'achat en catimini de deux propriétés contiguës par un promoteur privé, un P.L.U taillé telle une côte de mailles pour le projet démentiel, tous ces alibis tissés de quelques brins de réalité parfois... et nous voilà dans la tourmente, nous les riverains les plus proches du projet! Dans les eaux calmes de notre vie, des requins blancs venaient nous imposer leur présence, comme les hommes blancs l'ont fait dans votre histoire en vous poussant vers la déportation, allant même jusqu'à votre extermination! Bien sûr, je me garderais de comparer point par point mon histoire personnelle à la vôtre qui alla jusqu'au génocide dont vous avez été victimes... Pourtant en vivant ma douleur, je comprends mieux l'injustice de la vôtre, et je vous vois en ce jour comme des frères à honorer, même si je vous ai, depuis toujours, admirés. Vous n'avez pas cherché à accumuler richesses et bien-être, je ne laisserai moi non plus derrière moi aucune cathédrale, aucune tiare d'or ou couronne sertie de diamants, aucune tour de béton, aucun tram-train, aucune plage artificielle, aucune Route des Tamarins et son architecture onéreuse qui font l'admiration de tous et sur lesquels seront inscrits les noms de leurs concepteurs, mais j'aurai su reconnaître tout simplement, comme vous, l'étincelle du sacré dans chaque parcelle de vie. Cette étincelle est aussi dans tous ceux de notre peuple qui cherchent du travail et n'en trouvent pas, et auxquels on donne un peu d'argent pour qu'ils se taisent. Dans tous ceux qui ''tirent le diable par la queue'' au quotidien pour survivre.
En écrivant cette lettre, je veux prouver que j'ai essayé au moins de parler, avant d'être définitivement vaincue. Vous aussi l'avez fait, chers frères Indiens, et si les grands décideurs du monde vous avaient compris, nous ne serions pas dans un tel marasme. Pendant que vous aimiez la Terre, eux ont adoré l' Argent et le Profit. Je tiens à vous remercier pour toute la sagesse de vos Paroles, qui me confortent que j'ai raison.
J'ai cru que je pouvais me faire comprendre face à ces promoteurs avides, fiers de leurs diplômes mais sans coeur et remplis d'orgueil pour la plupart, qui se sont arrogés tous les droits en complicité avec les élus, d'accord pour ce projet démentiel. Ces sourds n'ont pas voulu m'entendre. Aucun dialogue ne fut possible.
Partout où ils ont touché la terre, la faisant trembler au plus profond, elle est maintenant meurtrie et jamais plus elle ne pourra absorber les eaux de pluie tant elle elle est recouverte de béton. Jamais elle ne pourra plus nous nourrir, maintenant que la pénurie des besoins essentiels est à notre porte et que nos propres plantes endémiques et nos propres abeilles se raréfient dans notre jardin assassiné.
Mais, comme vous, je sais que la Nature est toute puissante. Que sont les inventions des hommes, les cités hautaines qu'ils élèvent? Rien qu'un peu de poussière que les grandes forces naturelles tendent à restituer dans sa forme primitive. En attendant leurs manifestations inévitables désormais, exilée dans ma maison encerclée de béton, à laquelle je mettrai des doubles vitrages pour atténuer le bruit grandissant de ma rue et de mon quartier, et dans laquelle je devrai bientôt allumer la lumière en plein jour à cause de la tour de 36 mètres qui m'empêchera de voir en partie le soleil de mon pays jusqu'à 14 heures, je continuerai, comme vous, à remercier pour la lumière du jour et pour le bonheur d'être en vie.
Verrai-je le jour où les exigences du droit pourront respecter le droit d'exister?...
Fraternellement vôtre.