Sortie d'exils (Claude GUILLON-LABETOULLE)
Sortie d’exils
(Claude Guillon-Labetoulle) fev 09
Assise près de la fenêtre la vieille dame lissait d’un geste machinal la couverture du livre posé sur ses genoux. Elle avait fait semblant de se concentrer sur sa lecture pendant un bon moment et affectait un air pensif, comme si elle méditait sur la quinzaine de pages scrupuleusement tournées. En fait elle ruminait sa colère et ces derniers mois, elle n’avait rien trouvé de plus efficace pour se soustraire aux questions et aux perpétuelles péroraisons de sa fille.
C’est vrai quoi ! Bientôt elle aurait cent un ans et voilà que l’autre, la gamine (soixante dix passés quand même) s’échinait à lui expliquer que faire une fête d’anniversaire, ce n’était guère raisonnable. Déjà, l’année précédente pour ses cent ans elle avait rêvé de pouvoir passer un après-midi à papoter avec quelques copines de longue date. Eh bien non ! Elle s’était retrouvée exilée dans un fauteuil trop grand pour elle, en bout de table : soit disant à la place d’honneur ; la place d’horreur plutôt ! Même si son fils avait été invité, les trois ou quatre autres, des retraitées amies de sa fille ne l’intéressaient guère. Pas du tout en fait. Pas de son monde ! Elle n’avait rien à leur dire à ces petites bourgeoises qui minaudaient des compliments à qui mieux mieux. Comme si c’était pour elle une gloire d’être aussi vieille ! Tu parles ! Soixante cinq ans d’insomnies ! Cinquante ans de douloureux rhumatismes ! Et une vie … Bref, une vie bien trop longue pour ce qu’elle lui avait apporté !
D’accord, ses enfants avaient plutôt mieux réussi qu’elle, ses petits-enfants aussi. Tant mieux pour eux, mais elle, elle n’avait jamais eu de choix et pour être honnête, elle s’était toujours sentie ‘ à côté’ de sa vie, un peu comme ces voyageurs en transit qui ne défont jamais leurs bagages entre deux destinations.
Et le premier exil remontait si loin qu’elle n’en gardait qu’un souvenir diffus. Aucune image du visage ou de la voix ni de son père et ni de sa mère. Orpheline à cinq ans, elle avait été placée chez les Orphelins d’Auteuil où son oncle et sa tante étaient venus la récupérer deux ou trois ans plus tard, pour assurer son éducation. Elle serait l’enfant qu’ils n’avaient jamais réussi à engendrer. Et voilà qu’il leur avait pris fantaisie de quitter Paris pour retourner en Creuse et se faire paysans ; afin de vivre une vie plus saine, prétendait Eugène Dumur alors dans la force de l’âge.
A l’école elle avait cru trouver sa vraie place. Excellente élève elle avait décroché son Certificat d’Etudes haut la main, Première du canton. La maîtresse avait tenté de convaincre le Père Dumur de l’envoyer à l’Ecole Normale où elle pourrait acquérir un métier, mais son intervention demeura vaine. Il l’avait élevée en partie par esprit de famille et en partie parce qu’il avait besoin d’elle. Lui-même ne sachant ni lire ni écrire, sa présence était absolument nécessaire pour le seconder dans la conduite de l’affaire familiale.
Plus tard on lui avait trouvé l’époux adéquat et là non plus elle n’avait pas eu son mot à dire. Au demeurant un brave homme, fils de paysan, sobre et dur au labeur. Lui, il avait rêvé de devenir ébéniste mais son père en avait décidé autrement ; il serait paysan comme tout le monde. Ayant tiré un mauvais numéro et sans le sou, il avait fait ses trois ans de service militaire .Puis mobilisé, il avait dû participer aux quatre années de la Grande Guerre : brancardier du côté de Verdun. Pas de quoi épanouir un être déjà timide et secret au départ. Après ça on l’avait casé comme gendre dans cette famille convenable ; pas si mal pour un cadet qui ne pouvait guère espérer d’héritage.
Franchement ce mariage aussi était comme un exil pour Pauline. Elle, elle était curieuse de tout : du monde, des gens, du cinéma naissant, des livres qu’elle dévorait en cachette. Par chance le père Dumur voulait sauver la face et cacher ses manques. Tous les jours, elle devait lui faire la lecture du journal pour qu’il puisse avoir l’air au courant des affaires publiques et faire ses commentaires avec les autres sans se couvrir de ridicule.
A part ça ? Elle avait gratté la terre, trait les vaches, cousu, repassé, fait la lessive, la cuisine, le jardin, les conserves, soigné les volailles et les lapins. Deux enfants lui étaient venus qu’elle avait scrupuleusement élevés. Bien plus de devoirs et d’obligations que de tendresse et de joies dans tout ça !
D’un coup un demi-sourire s’attarda sur ses lèvres, elle venait de repenser à l’année de ses quatre-vingt-cinq ans, quand elle avait eu des mots avec sa fille. Mais cette fois-là elle n’avait pas cédé et avait finalement accompagné ses copines. L’aventure : soixante kilomètres en car pour aller assister à un spectacle nocturne d’Holiday on Ice qu’elle rêvait de voir depuis si longtemps ! Comme si il lui était interdit de s’offrir une fantaisie, une petite folie, une fois dans son existence !
Pour couronner le tout, A l’approche de ses quatre-vingt dix neuf ans elle avait eu un mauvais hiver : la grippe, la fatigue, des pics de tension. Péremptoirement sa fille l’avait prise chez elle et Pauline avait dû, la mort dans l’âme, quitter sa maison, son jardin, ses fleurs, son chat, son petit train-train solitaire pour atterrir là, en ville ! Un exil de plus qui chamboulait ses habitudes. Le chauffage central qui l’étouffait, la salle de bains qui l’embêtait, le goût suspect de la soupe de sa fille. Elle ferma les yeux un instant. Non et non ! Cette année elle ne supporterait pas un cent unième anniversaire pareil au centième. Ils avaient tous l’air d’imaginer qu’elle tenait à vivre encore et encore mais ils se trompaient lourdement. D’ailleurs, elle sentait bien que ses forces l’abandonnaient sournoisement et se disait que ce n’était pas si mal après tout. De l’autre côté au moins elle ne serait plus une perpétuelle exilée forcée de composer et de faire bonne figure. Elle serait enfin arrivée à destination, à la place qui l’attendait depuis toujours.
Quelques semaines coulèrent encore, doucement, pendant lesquelles nul n’aurait su dire si ses ‘absences’ étaient feintes ou réelles. En tous cas plus rien ne semblait susciter son intérêt. Elle quitta cette terre d’exil sur la pointe des pieds, sans larmes et sans regrets avec sur le visage l’esquisse d’un sourire de gamine qui vient de jouer un bon tour à tout le monde. Pauline avait enfin fait la paix avec elle-même et avec sa vie !