LE SECRET (III)

(Photo flickr)
Le secret d'Anja.
(Huguette PAYET)
Tache rouge sur l'immensité blanche du parc, une silhouette d'enfant, d'un pas ferme se dirige vers le saule-pleureur dénudé, dont les grosses branches centrales ont retenu quelques fragiles paquets de neige...
Ayant soulevé le lourd rideau marron de sa fenêtre pour promener son regard admiratif sur ce paysage de neige qui lui est si peu familier, Loriane se met à se frotter les yeux. Elle est bien sur la terre des frères Grimm depuis quelques jours mais que vient faire ce Chaperon-Rouge insolite à cette heure matinale dans ce parc?...Illusion d'optique? Elle s'empresse de mettre ses lunettes... C'est bien une fillette qui est là, dans la brume du matin. Cette silhouette frêle, malgré l'ampleur du manteau... cette mèche de cheveux blonds qui dépasse de la capuche...mais c'est bien Anja, sa petite élève, la fille unique des Prinz qui la reçoivent au pair, chez eux, pour la durée des vacances. Céliane lui donne des cours de français, pendant que ses parents travaillent tous deux au Palais de Justice de la petite ville de Donaueschingen où ils possèdent cette propriété cossue.
Que va-t-elle donc faire si tôt dans ce parc recouvert de neige, cette fillette, d'un pas si pressé?
La voilà maintenant qui s'arrête sous le saule... qui pose son panier par terre...qui en sort une petite pelle et un seau et se met à faire un trou dans la neige. Bizarre...
Chacun de ses gestes est précis comme si elle les a longtemps prémédités. Elle se tient cette fois le dos tourné à la fenêtre. Loriane la voit vider le panier dans le trou mais ne peux voir, dommage, ce qui en tombe! La fillette rebouche le trou avec de la terre et de la neige fraîche pour effacer la boue. Retour à la maison d'un pas pressé. Il est clair qu'Anja n'a pas envie de faire de rencontre... Ni vu, ni connu, pense-t-elle, pendant que Loriane, pantoise, laisse retomber le lourd rideau de velours marron.
Au petit déjeuner copieux comme l'aiment les Allemands, Céliane tartine son délicieux pain noir de beurre frais et de gelée de fruits rouges, pendant que sa petite élève de dix ans n'a pas gros appétit. Ses parents lui recommandent les flocons d'avoine au miel, excellents pour sa croissance, mais sans succès. Angelika, la mère d'Anja, souffle à l'oreille de Loriane, étudiante ultramarine en allemand, que leur fille est comme cela depuis la mort brutale de Oma, la grand-mère paternelle, qui habitait il y a quelques semaines encore à l'étage de leur maison. Un amour fusionnel les unissait. Le deuil risque d'être long. De plus, la meilleure amie d'Anja passe cette année ses vacances aux Etats-Unis.
Loriane comprend mieux encore l'intérêt de son séjour chez les Prinz. Elle s'était doutée dès son arrivée chez eux que leur fillette avait quelque chose de triste dans le regard. Elle se réjouit que la fillette lui parle de plus en plus de sa grand-mère qu'elle aimait tant, en français bien sûr, telle est la règle! Oma me tricotait des pulls Jacquard...Oma m'apprenait à faire des gâteaux dont elle seule avait la recette... Oma m'achetait de beaux livres de contes...Loriane , elle, lui parlait de volcan, de mer, de paille en queue, de letchis, d'ananas, de cari au safran de son île natale...
Le français d'Anja se perfectionnait au fil des jours. L'allemand de Loriane aussi. Toutes deux s'apprivoisaient l'une l'autre. La confiance se tissait entre elles deux. Loriane n'osait pas cependant lui demander si c'était un objet que lui avait offert Oma qu'elle avait enterré, pour décider peut-être de la fin de son anorexie et de l'avancée dans son travail du deuil pour Oma...
-''J'ai un secret à te confier avant ton retour dans ton île!'', lui annonça Anja. Elle l'entraîne alors sous le saule- pleureur. -''Une semaine après ton arrivée chez nous, j'ai enterré ici mon ours enveloppé dans le morceau de tissu dont je me frottais le nez pour dormir. Je ne suis plus une petite fille depuis cette date. Je te le dis à toi, ma grande soeur amie.''
Sous le pull d'Anja, Loriane vit que sa poitrine pointait...