Le trousseau d'Anita (Monique MERABET)
Carrés de couleur -
au bout de ses doigts qui rêvent
une île-fleur
Anita avait étalé la couverte de coins sur son lit et fixait le gros hibiscus mauve qui s’étalait au centre. C’est par là qu’elle commencerait son exploration aujourd’hui.
Elle suivit du bout des doigts les rectangles de toutes tailles assemblés à l’emporte-pièce et, à leur suite sa mémoire déroula sa spirale de souvenirs.
La fleur violette venait d’une robe de cortège… Pour le mariage de qui, déjà ? Peut-être celui du fils aîné de Tante Jacqueline. Elle revit soudain, la salle verte, les marguerites accrochées aux palmes, et tous ces volants de soie, de mousseline qui tournaient, tournaient au rythme des ségas.
Chaque fleur de tissu, chaque carré à rayures, à pois, chaque quadrillage de Vichy, ramenait Anita sur les rivages de l’île perdue.
Mon île, se disait-elle avec fierté comme si le fait de se l’approprier la rendrait plus vivante, plus présente à son âme.
Son île, elle la portait tellement fort en elle, qu’il n’était pas rare qu’elle surgisse soudain dans les endroits les plus insolites.
Dans l’eau de vaisselle
se dessine un contour
- La Réunion ?
Dans la pénombre, Anita se délectait des couleurs réunionnaises rassemblées là sur ce tapis comme en un kaléidoscope : toutes ces couleurs gaies et pimpantes, arrachées aux tenues qu’elle avait préparées pour sa nouvelle vie.
Cette chaleur qui manquait tant ici, sur cette terre lorraine !
Son regard s’égara sur la table de nuit où jaunissait une photo à demi cachée par la lampe : celle de son mariage !
Un court voile en dentelle la coiffait ; une mantille plutôt, posée sur cette perruque trop lisse qui lui grattait le cuir chevelu.
- Ne quitte pas ta perruque, surtout, avait dit Suzanne la copine qui l’avait aiguillée vers cette Agence « Le mariage pour tous ». Tu leur ferais peur avec tes cheveux « boulonnés » .
Alors Anita avait fait bonne figure, accroché un sourire contraint sur ses lèvres… pour la photo, la belle image qu’elle voulait diffuser à ceux de son village ; il s’agissait de leur prouver que tout allait bien pour elle, qu’elle avait réussi sa vie. N’était-elle pas une femme mariée maintenant ? N’avait-elle pas un mari zoreille et une maison en Métropole? Une maison, oui ! son foyer. Et peu importait qu’elle s’y sente parfois tellement étrangère !
La neige tombe
sur la robe de mariée
- sa peau caramel
Blanc ! Tout était si blanc ici ! les visages d’abord, pâles, si pâles.
Comme la face de lune blême du gros Gaston un cousin de son mari, qui avait chantonné « Une négrese qui buvait du lait… » en découvrant la photo sur le buffet.
Anita avait ri avec les autres. Il convenait de ne pas perdre la face, de ne pas leur donner le plaisir de voir combien elle en était mortifiée. Mais elle s’était empressée d’aller cacher sa tête de cafrine dans l’intimité de sa chambre. Firmin, lui, n’avait pas réagi. Peu lui importaient les sentiments d’Anita. Pourvu qu’elle s’occupe du ménage …
Et puis il y avait ces hivers, la neige… la neige qui enveloppait son cœur comme d’un linceul.
C’est cette impression de froidure, d’absence qui l’avait saisie à son arrivée à Metz.
Mèss…Mèss… Fichue ville dont elle n’avait jamais su prononcer le nom. Ce Mess… qui lui écorchait les lèvres, ricochait sur ses dents pour finir en un chuintement ridicule. Cela faisait rire. On se moquait de son zézaiement.
Tout en elle était étrange à cette terre de France.
Elle se rappelait… le débarquement à Orly.
Bruits d’aéroport
toutes les langues mêlées
- rien en créole
Ces va-et-ient, cette cohue, ce brouhaha, l’avaient assaillie, lui donnant le tournis.
Elle avait alors pleinement réalisé sa situation. Elle pénétrait en terre d’exil.
La panique l’avait prise avec cette irrésistible envie de rebrousser chemin, de retrouver son petit village haut perché parmi les champs de canne.
Mais elle aurait été bien en peine de démêler l’écheveau des démarches à faire pour un problématique retour.
Et puis, surtout, son amour-propre lui soufflait qu’il n’était pas question de revenir tête basse, de prêter le flanc aux quolibets de Tante Frasie, de ses cousines…
Non ! Ele ne renoncerait pas si près du but, si près de réaliser ce rêve qui l’avait conduite loin du pays natal : celui d’avoir droit à l’appellation de « Madame Firmin ».
Une illusion de plus qu’elle avait vue sécrouler comme tant d’autres. Ici, elle était la Nita, la sauvageonne venue d’ailleurs, celle qui n’était pas pareille aux autres, celle dont on ne comprenait pas toujours ce qu’elle disait.
- Quel drôle de langage vous avez ! lui reprochait Simone, sa belle-mère. Vous ne savez donc pas parler Français ?
Ainsi, même de langue, elle n’était qu’une étrangère. Et ce qui lui manquait le plus, justement, c’était de n’avoir personne avec qui partager les mots créoles, de ne jamais plus en capter les accents familiers.
Alors, quand elle était seule, comme en cet après-midi de dimanche, c’est en créole qu’elle déchiffrait son tapis-mendiant : sa petite douceur, à elle.
« Carreau la toile, la , ça un morceau la blouse popeline moin la parti ach’té la boutique Madame Ah-Fat. On dirait mi revoi encore le koupon, juste en d’sous la vtrine ou ça navé bande flacon la crème tokalon ‘ec l’essence Pompéia… »
Trente ans ! Cela faisait trente ans qu’elle n’avait pas revu son île. Elle avait l’impression d’avoir vécu tout ce temps d’exil comme un zombie, dépouillée de son âme demeurée à dix mille kilomètres de là, en plein océan.
De là-bas, elle avait apporté tout un trousseau de robes légères et colorées. Mais elle avait vite compris que ses pimpantes tenues n’étaient pas de mise pour les saisons inhospitalières de son nouveau pays.
La valise avait été reléguée au grenier, exilée elle aussi.
Et quand Anita y avait repensé, tant d’années s’étaient écoulées …
Alors, patiemment, elle avait défait coutures et ourlets et elle avait débité les falbalas de son trousseau raté, en pièces carrées ou rectangulaires.
Puis, dimanche après dimanche, elle avait confectionné sa « couverte de coins », renouant ainsi avec la traditionnelle occupation des femmes de son île. Et le poids de sa solitude s’en était trouvé allégé.
Anita était fière de son ouvrage : ses vêtements presque neufs lui avaient assuré des coins de tissu encore éclatants de fraicheur.
Une voix rocailleuse gronda depuis la cuisine :
- Ho ! Où que t’es encore à rêvasser ? Et la soupe qu’est même pas sur le feu !
Anita replia soigneusement sa carte au trésor dans une vieille taie d’oreiller et la rangea sur la plus haute tablette de l’armoire… dans l’attente d’un prochain voyage.
Puis elle descendit pesamment l’escalier en ronchonnant :
« La soupe.. la soupe… tout l’temps ça même don ! Outor ! »
Venue de nulle part
l’odeur des oignons roussis
-brèdes chouchou
Monique Mérabet (Janvier 2009)