Faux départ (VII)

Publié le par Monique MERABET

Elle s’en va

(Anick BAULARD) 

 

            Elle s’en va…

 

            Elle est montée au grenier ce matin, en boitillant,  juste après le départ de Lilas pour l’école. Elle a sorti de sa housse la valise de skaï marron qui dormait là depuis des années, elle l’a descendue dans la chambre et posée, ouverte, sur le lit. Elle va y mettre quelques vêtements, elle ne sait pas trop bien lesquels, d’ailleurs… Elle feuillette, robe à  robe, les saisons passées, et les souvenirs affluent, incongrus et dérangeants.

Cette petite robe de mousseline verte, avec le volant, c’est celle qu’elle portait le jour de leurs fiançailles, il y a… un peu plus de dix ans. Une belle journée dont elle se souvient avec bonheur, mais aussi avec le sentiment d’un irrémédiable gâchis. Que la vie était simple, alors, pleine de promesses et de douceur. Et lui, comme il était beau ! Elle avait immédiatement « craqué » lorsque leurs regards s’étaient croisés. Le sien, d’un bleu acier, l’avait transpercée jusqu’à l’âme et comme paralysée. Aucune hésitation n’était possible, c’était cet homme-là et pas un autre, et les réserves inquiètes de sa mère n’avaient fait que l’irriter et la renforcer dans sa décision. Elle revoit en pensée sa robe de mariée : bien sûr, elle n’est pas dans la penderie, mais gît, soigneusement enveloppée d’un drap de métis, dans une malle d’osier, avec le bouquet sec de roses blanches et de lys et le long voile de tulle brodé. Ce jour-là aussi avait été merveilleux, même s’il avait piqué une colère démesurée contre un serveur qui ne remplissait pas assez vite les verres du vin d’honneur… Mais la nuit avait été un véritable feu d’artifice.

Ce tailleur de soie beige, en revanche, elle se demande bien pourquoi elle l’a gardé. Lorsqu’elle l’avait acheté, comme ça, juste pour être belle pour lui, il le lui avait reproché d’une voix grondante et l’avait même saisie par le revers de la veste pour la repousser ensuite, violemment ; c’était la première fois… Elle s’interroge aujourd’hui : comment a-t-elle pu délibérément ignorer ce signal d’alarme ? Elle se souvient seulement qu’elle lui avait alors trouvé toutes sortes d’excuses : un travail fatigant, des soucis d’argent. Et puis, tout cela, c’était de sa faute à elle, elle n’était pas la femme parfaite qu’il aurait été en droit d’attendre, sans doute. De ce jour, elle avait fait très attention à chaque mot, à chaque geste du quotidien, elle s’était effacée, jusqu’à devenir transparente, mais cela n’avait fait qu’empirer les choses et bientôt les gifles avaient claqué, de plus en plus souvent, puis les coups de poing, pour une chemise mal repassée, pour un sourire un peu trop chaleureux au livreur de pizzas. Mais qu’importait tout cela ? Quand il la regardait d’une certaine façon, la lame d’acier de ses yeux cisaillait en elle toute résistance, toute velléité de révolte et elle lui tombait dans les bras…

Tiens, la robe de grossesse, avec son col Claudine… Au moins, cette grossesse lui avait-elle valu quelques mois de relative accalmie. Tout de même, il n’avait pas osé… Les humiliations avaient été « seulement » verbales, et Lilas était née, porteuse de tous les espoirs et de toutes les angoisses. La petite fille était devenue sa raison de vivre et elle s’était efforcée de construire autour d’elle un rempart solide, loin des cris et des coups. Il n’était pas toujours facile de tout dissimuler, et soudain un souvenir poignant lui revient en mémoire ; Lilas avait alors quatre ans. Une nuit où il l’avait laissée brisée et meurtrie sur une chaise de la cuisine, elle n’avait pu retenir ses sanglots, et c’est alors qu’elle avait vu s’ouvrir la porte de la chambre d’enfant. Lilas était venue, sans un mot mais le regard affreusement triste, lui poser sur les genoux son ours en peluche, puis elle était repartie se coucher, toujours aussi silencieuse. Elle comprend, aujourd’hui, que c’est à ce moment précis qu’elle aurait dû partir et qu’il avait été vain de croire qu’elle pourrait préserver la petite de cette violence ambiante. Comme elle avait été aveugle, comme elle s’était facilement résignée !

Les pulls à col roulé, non, elle ne les prendra pas. Ils lui ont servi, comme les lunettes noires, de « cache-misère » quand elle allait chercher sa fille à l’école. Toutes les mamans du voisinage la plaignaient pour ses éternelles angines et conjonctivites. Mais c’est bien fini. Elle s’en va… Elle s’est renseignée, ce matin,  auprès d’un organisme spécialisé, elle ira récupérer la petite à la sortie de la classe, à midi, et elles seront hébergées toutes les deux dans un foyer, il ne pourra pas les trouver. Elle s’en va… car hier soir s’est produit l’insoutenable : il a voulu s’en prendre à Lilas. Elle l’a vu dans ses yeux, il posait sur sa fille le même regard que celui qu’il posait sur elle, en ces soirs terribles où le désir et la violence se déchaînaient en lui, faisant pleuvoir les coups, mais en même temps provoquant en elle ce plaisir indicible dont elle a honte, tellement honte. Alors, comme il avançait ses sales pattes vers le petit corps de Lilas, sa propre fille d’à peine sept ans, elle s’était jetée sur lui, de toute la force de sa fureur ; il l’avait rouée de coups, jusqu’à la faire tomber contre le radiateur, une mauvaise chute qui l’avait sérieusement blessée à la hanche, mais Lilas était sauve… Pour combien de temps ?

 

Oui, elle s’en va…

 

Et puis elle entend s’ouvrir la porte d’entrée. « J’ai oublié d’emporter mon téléphone portable », lui crie-t-il depuis le couloir. Elle jette à la hâte une couverture sur la valise béante, et lorsqu’il ouvre la porte de la chambre et la regarde, elle sait…  qu’elle ne s’en ira  pas.

 

 

 

Publié dans Faux départ

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C
<br /> Ton texte est....saisissant et si criant de vérité! elles sont si nombreuses celles qui tétanisées n'osent pas croire à la possibilité de fuir l'insupportable. C'est si difficile à comprendre cette<br /> acceptation de la fatalité.<br /> claude<br /> <br /> <br />
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M
<br /> je passait venant du blog de BRIGITTE<br /> <br />  EN EFFET    DES RECITS POIGNANTS   TRES BIEN  DECRITS<br /> <br />  on s y laisse prendre ..<br />  on à envie  de commenter<br />  bonne soirée ..<br />  Kénavo<br /> <br /> <br />
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M
<br /> Terrible ton histoire, Anick! J'avoue ne pas avoir eu le courage de la lire à haute voix.<br /> Elle est terrible bien sûr parce qu'elle est telllement véridique. Les colonnes des faits divers sont remplies de situations aussi consternantes. Je pense qu'il y a encore du travail à faire pour<br /> que les femmes puissent agir dans la dignité et la responsabilité et ne pas dériver vers cette lâcheté atroce.<br /> <br /> <br />
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