LAMBREQUINS ET VIEUX BARDEAUX (23)
LE DESTIN D’ÉMILIE 4
Une chape de sombre hébétude s’abattit sur moi et sur mon entourage. Émilie se cloîtra dans une existence quasi monacale, se consacrant sans réserve à son métier de maîtresse d’école.
Les événements extérieurs n’eurent plus prise sur l’uniforme grisaille de son cœur dévasté.
Ni le décès accidentel de son frère, ni la guerre, ni la mort de madame Chabrier après une longue et pénible maladie, ne lui arrachèrent une larme, une plainte.
Le drame qui avait endeuillé sa vie semblait avoir épuisé toutes ses capacités d’émotions.
Mais je connais toute la souffrance de son âme repliée sur sa désespérance et sur la nostalgie poignante des bonheurs enfuis.
Je connais les péripéties de son douloureux destin parce qu’elle me les a confiées, à moi, la seule amie qui lui restait.
Aux heures du crépuscule, en ces instants moroses où l’être ressent davantage le poids de sa solitude et du désenchantement, elle venait s’asseoir sous la varangue, toujours dans le même fauteuil sur lequel elle étalait un tapis mendiant confectionné par Agathe ; un gros chat roux reposant sur ses genoux, elle parlait d’une voix assourdie, égrenant un à un ses souvenirs et ses regrets.
« Écoute ma minette – Minette, c’était le nom gâté qu’elle me donnait – écoute… »
Maintenant je crains, moi aussi… je crains qu’à l’instar des événements passés, l’intrusion de cette Héloïse ne rompe le fragile équilibre de l’univers tranquille où j’ai le bonheur de vivre.
Ah ! Si je pouvais la tenir, cette « trublionne », la tenir là, entre mes quatre cloisons… seule à seule, elle et moi plongées dans une opaque obscurité.
Ah ! Je lui ferais passer le goût de s’occuper des affaires des autres, à cette saméleuse ! Je lui ferai…
Mais j’entends des pas, des voix. Il faut que je me concentre pour profiter au maximum du spectacle qui ne tardera pas à commencer.